• TERRAIN - Journal de bord - Beaucoup de questions … peu de réponses

Par L. M., Éducateur spécialisé en MECS,
Reçu le jeudi 19 mars, 22h09

La particularité de notre collectif au sein d’un dispositif de la protection de l’enfance est d’accueillir sur un petit groupe des ados au profils complexes (notification MDPH Institut médico éducatif/Institut thérapeutique éducatif et pédagogique sans prise en charge médico-sociale puisque ceux-ci la refusent, suspicions de troubles d’ordre psy mais sans prise en charge puisque ceux-ci la refusent, état d’errance psy et physique, déscolarisation, délinquance, addictions, états de fugues...).
Plus de la moitié de nos suivis, du moins sur le collectif, s’effectue à partir du domicile ou là où ils se trouvent puisqu’ils ne supportent pas plus le collectif que le placement en tant que tels.

Nous avons donc un effectif réduit de jeunes sur le collectif, mais ceux-ci précisément m’amènent à partager ces éléments avec vous :

En temps normal, nous mobilisons des moyens internes et partenariaux afin de tenter de faire bouger leurs situations. L’expérience démontre que nous les protégeons malgré eux, malgré la non demande et apprenons à nous en satisfaire (l’éducation spécialisée se situe alors dans cette marge de tolérance, cet impossible pour ces « incasables » pour qui nous sommes actuellement la seule possibilité d’accompagnement social).

Ces jeunes présentent des profils différents mais ont un rapport similaire à l’autorité et le cadre du confinement leur est bien évidemment impossible à tenir.

Actuellement une jeune femme vit la nuit, part du foyer en fin d’après-midi et rentre vers 6h du matin en général, elle fait alors un brin de rangement/ménage, prend un petit déjeuner et se couche pour sa nuit vers 7h30. Nous avons pour consigne de ne pas trop « l’embêter  », de toute façon pas d’école, de dispositif de mobilisation externe, le tout est de continuer à la protéger ! Nous avons pu la rassurer quant aux stocks de tabac mais aussi alimentaires ; reste le message de l’intérêt du confinement qui ne passe pas. Quid du contenu de ses nuits ? Avec qui ? Fait-elle ou ferait-elle partie de ces sujets porteurs sans symptômes ?

Un autre jeune est en réel état d’errance psychologique et physique, il faut qu’il bouge, sorte, vadrouille, nous identifions plus ou moins l’évolution de ses circuits et fréquentations (famille en situation de grande précarité, SDF, jeunes au profil délinquant de type dealer ou voleur de scooters...). Nous lui achetons son tabac, afin de limiter ses dizaines d’aller et venues quotidiens pour « aller taxer une clope  ». Il parvient, pour l’instant, à ne pas trop bouger (en tout cas au jour 2 du confinement, il rentrait à 2h du matin, puisqu’il a aussi sa vie nocturne et ses convocations au commissariat nous donnent des précisions quant à ses activités).

Enfin, une autre jeune qui présenterait plus un profil d’addiction aux écrans la nuit avec troubles du sommeil le jour, nous ne la voyons pas beaucoup en journée puisqu’elle reste dans sa chambre. L’expression de sa problématique en deviendrait même une « qualité » en ces temps de confinement ?

Nous travaillons ensemble à l’année la gestion de nos angoisses quant à leurs situations, nos incapacités à faire mieux, à faire plus pour ces jeunes.

Nous observons que plusieurs collègues sont en arrêt. C’est une réalité à l’année, mais celle-ci est plus prégnante actuellement. Certains m’envoient, en message privé, le mécontentement de devoir poser des jours de congés pour ne pas revenir. D’autres semblent présenter des profils d’âge ou de santé (je n’ai pas à en juger) incompatibles avec l’actualité.
Il reste alors les membres dévoués (ou insouciants ?) présentant des valeurs (ou de la stupidité ?), professionnels jeunes ou expérimentés, qui sont présents au poste. Chacun d’entre nous est membre d’une famille qui nous a élevé (ou parent d’enfants confinés...). Un roulement allégé est établi et la communication avec notre hiérarchie est fluide : priorité à la garde de nos propres enfants avec adaptation des emplois du temps, budgets d’activités d’intérieur : graines à semer, puzzles, jeux de société, même le rétroprojecteur de la salle de réunion est réquisitionné pour des séances vidéo. Ce n’est pas pour autant que les jeunes s’y inscrivent plus qu’en temps ordinaire, nous animons ces activités en espérant les accrocher un peu, quelques minutes, voire plus par ci par là. Du moins nous sommes présents pour animer leur lieu de vie !

Nous disposons bien d’une dizaine de masques que personne ne met, le petit flacon de gel qu’il nous reste ne descend pas vite parce que peu de collègues l’utilisent, le savon un peu plus ! Le nombre de cinq contacts quotidiens, entre collègues, jeunes et nos propres famille est aussi largement dépassé …
Notre direction nous rappelle les consignes de sécurité, nous les avons même placardées un peu partout au foyer !
Qu’en est-il des toux dans le creux du coude ? De la distance d’un mètre minimum dans une maison de type familiale ? Lorsqu’il faut rappeler aux jeunes à chaque nouvelle arrivée d’un éducateur que « Non ! on ne se sert pas la main !  » Des dérogations leur sont distribuées. Mais, comme à l’année, la réponse policière et/ou pénale met toujours autant de temps à s’exprimer.

Nos jeunes auraient presque finalement un peu de « chance » face à cette épidémie puisqu’ils pourraient n’être que porteurs asymptomatiques ? Qu’en est-il de nous, puisque nous apprenons que les cas de covid aggravés ne touchent pas que les plus âgés, le pic de l’épidémie n’est pas à son apogée et que le nombre de lits est déjà saturé.. . Oui, nous allons tous être touchés et oui, ce seront des formes bénignes pour la plupart d’entre nous !

Notre travail, à l’année, de gestion des angoisses et des représentations, nos valeurs et notre mobilisation tant éthique que professionnelle ne nous mettraient-ils pas en danger ? Combien de fois ai-je entendu depuis que je suis éducateur que nous n’allons pas laisser notre peau sur « l’autel du social » ?
J’ai peut-être un SUR MOI un peu trop exigeant mais non, je ne souhaite pas « déserter ». Je souhaite y retourner parce que finalement mon métier prend tout son sens pour ces jeunes qui n’ont d’autre lieu de vie, d’autres adultes « fiables » que nous ?

Nous n’en sommes qu’aux premiers jours de confinement. D’un point de vue clinique nous observerons avec intérêt et dévotion l’évolution de leurs comportements, je reste cependant très inquiet...

Retrouvez tous les jours les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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