• TERRAIN - Erasmus, l’enfant qui exaspère son entourage - Épisode 4 : Anamnèse

On se pose souvent la question du travail réalisé auprès des enfants qui sont confiés à la Protection de l’enfance. Éric Jacquot, responsable d’un lieu de vie et d’accueil (LVA) nous propose un long récit sur la prise en charge d’Erasmus que nous proposons au lecteur en cinq épisodes, tout au long de cette semaine.

Je vais maintenant revenir sur une partie de son histoire, de sa naissance à maintenant, pour tenter de vous éclairer sur son histoire personnelle et affiner la compréhension d’une situation qui est loin d’être simple.
Il ne faut jamais réduire un sujet à ses symptômes, le symptôme c’est ce qui cherche à se dire chez le sujet que l’on accompagne supposait Winnicott et c’est notre façon d’appréhender notre travail au LVA même si c’est parfois bien compliqué. La théorie et le terrain ne font pas forcement bon ménage… Et ce n’est pas Winnicott qui pourrait contredire cet adage, lui qui a tenté d’accueillir à son domicile une jeune fille. Le couple Winnicott n’a tenu que trois mois avant de rendre les armes et constater l’échec de cet accueil.
Erasmus est né en région parisienne d’une mère et d’un père toxicomanes. A sa naissance, il a subi un long et pénible sevrage des nombreuses et dangereuses substances qu’ingérait sa mère.
Dans un autre registre, il me fait penser un peu à Jean-Baptiste Grenouille de Süskind.
Il est placé à la pouponnière et là commence sa longue et difficile découverte du monde où il va devoir vivre. Le sevrage et ses conséquences n’ont semble-t-il interrogé personne. C’est pourtant une période terrible de souffrance et de manque pour un nourrisson. Pas facile de commencer par cela dans la vie et il y a de quoi être en colère. Quels sont les dégâts causés sur son organisme par la prise de drogue de sa mère ? C’est pareil, on ne se pose pas la question, on ne cherche pas, on juge celui qui est maintenant dans le passage à l’acte. C’est plus facile, en tous cas, car il n’a même pas la possibilité de se défendre. Il n’a aucune excuse. Il est seulement exaspérant.
Sa mère signe un certificat d’abandon, il ne la reverra plus.
Son père sera retrouvé un peu plus tard en état de décomposition dans une rivière méridionale. Il a été assassiné sur fond de règlement de compte d’un trafic de drogue. Sa mère sera incarcérée peu après, car avec la grand-mère d’Erasmus, elles ont assassiné le compagnon de cette dernière pour lui voler son argent. La grand-mère décède en prison et pour la mère, je n’en sais pas plus.
Pendant sa période chez nous, Erasmus a toujours refusé de parler de sa mère biologique. Il niait complètement son existence et le simple fait d’ouvrir une brèche sur cette femme le mettait dans tous ces états. Vous comprendrez aisément que l’on n’ait jamais insisté à ce sujet. L’appeler par son nom de famille provenant de l’union de ses parents biologiques a toujours provoqué chez lui de grosses crises, que ce soit chez nous où à l’école. Les rentrées scolaires avec l’appel des élèves par leur prénom et nom de famille ont toujours été à l’origine de crises et le début d’intégrations difficiles. La planche était savonnée administrativement en toute légalité.
Question : pourquoi un enfant abandonné par ses parents porte-t-il obligatoirement le nom de ses parents biologiques ? Peut-il en changer ?
Il est confié au service adoption de son département et à une ou plusieurs familles d’accueil et à un ou deux établissements par la suite, je ne sais pas exactement. Il devient pupille de l’état et un conseil de famille se réunit au moins une fois par an pour statuer sur sa situation actuelle et définir si la prise en compte du sujet Erasmus est pertinente. J’ai rencontré à cet endroit des personnes qui connaissaient « le dossier » et qui portaient un intérêt certain pour cet enfant. Nous n’avons pas été invités comme à l’habitude au dernier conseil de famille. C’est un endroit où on venait exposer l’état de la prise en charge devant une assistance pluridisciplinaire composée de multiples instances telles que par exemple, la préfecture, des associations de pupilles de l’état, des psychologues, le service adoption et autres personnes qui semblaient bien connaitre la situation de ce garçon.
Nous n’avons pas été invité à cette dernière réunion ; pourquoi ?
Était-ce parce ce que nous étions en proie aux difficultés évoquées au début de ce texte ou bien parce ce que nous émettions des doutes par rapport à quelques décisions historiques prises par le service adoption qui nous invitait habituellement à cette réunion ?
Je n’en sais rien, mais j’espère qu’ils n’ont pas trouvé une excuse bidon pour dire que nous ne pouvions pas venir. Lors d’un conseil d’administration de notre association, un membre de notre instance associative m’avait conseillé d’envoyer un courrier recommandé pour insister sur notre participation à ce conseil de famille. Pour des raisons obscures et en pensant aussi à ne pas déclarer la guerre au service adoption, je n’ai pas suivi son bon conseil. J’en assume l’entière responsabilité et je regrette maintenant ce manquement. Pour me trouver une excuse, je pourrais dire que nous avions déjà fort à faire avec Erasmus et que je n’ai pas voulu assumer la tâche de nous mettre à dos, en plus, le service placeur.
Mais bon, ce n’est pas suffisant, les travailleurs sociaux comme moi savent souvent s’inventer des excuses imparables en employant des mots vides de sens empruntés à la rhétorique à la mode des gens qui savent. Je n’en suis pas fier car le courage m’a manqué. Les travailleurs sociaux participent souvent à leur insu à détruire du sujet et le sujet c’est Erasmus.
Qu’avions-nous à dire vraiment devant cette instance qu’est le conseil de famille ?
On avait à dire bien des choses en somme et sans faire trop court, on aurait pu dire que l’on trouvait bizarre qu’à cet enfant, on lui interdise d’appeler son assistante familiale de référence par le nom de maman. Ce n’était pas de sa faute à elle, c’était Erasmus qui l’avait décidé et nous avons vu plus en avant que c’est lui qui décide. Pourquoi avoir voulu extraire de sa vie cette femme qui, aux yeux d’Erasmus, représentait la figure maternelle ? Pourquoi vouloir lui interdire toutes formes de communication même par téléphone, demandes faites pourtant à l’initiative de cet enfant ? Est-ce parce ce que la référente ASE du service adoption ne pouvait pas encaisser cette personne ? Est-ce une raison suffisante ?
Quels dégâts cet oukase a-t-il produit chez l’enfant d’autant que pour une raison qui nous échappe il a été déclaré non adoptable ? Que peut ressentir un enfant à qui un service administratif déclare qu’il ne pourra jamais être adopté ? Dans quel état cela peut-il le mettre : s’effondrer ou se révolter ? Pour quelles raisons la personne qu’il a choisie symboliquement pour représenter ce manque est interdite de tous contacts ? Quel est le véritable sens d’une telle décision ? Il n’a personne à qui s’identifier et quand il trouve une référence éducative et maternelle porteuse de sens pour lui, on lui interdit de la voir ! De quel droit ?
Cet aveuglement sordide me sort par les yeux surtout quand on l’a déclaré interdit d’adoption. Quelle possibilité a-t-il de se sortir de ce piège pervers ? Il est dans une impasse. Alors il défonce ce qui lui fait face et il exaspère son entourage. Cet aveuglement sert-il à laisser au service placeur la possibilité d’accuser ceux qui partagent son quotidien d’incompétence éducative. Drôle de système dont seul Erasmus paiera les mensualités à vie.

Demain, ultime épisode : Quand un enfant perdu symbolise l’échec de la société