N° 1314 | Le 29 mars 2022 | Par Laure Fernandez, conseillère en économie sociale familiale en SAVS (Service d’accompagnement à la vie sociale) et adhérente au MAIS (Mouvement d’Accompagnement et d’Insertion Social) | Échos du terrain (accès libre)

Voyage en absurdie

Thèmes : Pratique professionnelle, CESF

Aujourd’hui, je vous reçois au bureau pour que «  l’on écrive votre Projet d’Accompagnement Individualisé (PAI)  »

Vous êtes une personne avec une légère déficience intellectuelle, mais votre plus gros handicap au quotidien, ce sont vos angoisses. Même si vous comprenez les courriers que vous recevez, même si vous êtes capable d’aller réaliser vos démarches administratives seule, vous ressentez toujours le besoin d’être rassurée.
Vous avez eu des remarques, tout au long de votre scolarité sur vos difficultés de compréhension. Vous avez pourtant réussi à trouver un travail dans une usine de chaussures. Mais elle a fermé, alors, vous aviez trouvé du travail dans un ESAT (1) avec une place dans un foyer. Vous aviez accepté d’être reconnue comme une personne handicapée et avoir un accompagnement. Cela fait longtemps maintenant que vous vivez en appartement, vous êtes à la retraite, mais l’accompagnement est toujours là.
Je vous préviens que cela va être long, car j’ai 161 questions à vous poser.
J’avoue que je suis mal à l’aise car il va falloir que l’on réponde à chacune par : «  jamais  », «  parfois  », «  toujours  » et que l’on fasse des commentaires, quand c’est nécessaire. Je vous connais depuis des années ainsi que les points que vous souhaitez que l’on travaille. A-t-on vraiment besoin de répondre à toutes ces questions pour faire le point sur votre projet ? Et puis, il y a des questions qui peuvent être gênantes. «  Avez-vous besoin de conseil sur votre vie de couple ?  » «  Avez-vous des besoins pour respecter l’intimité des autres ?  » Et là, je me dis qu’heureusement que je vous connais, sinon vous pourriez mal le prendre.
à la fin de chacune des 16 pages, pour les 5 domaines, nous devons noter l’avis du travailleur social et la demande de la personne.
Il nous faudra trois rendez-vous, pour répondre à toutes ces questions. Et souvent, vous me direz «  Ah mais, on en déjà parlé de cela,  » «  c’est un peu indiscret comme question  », «  y’a en encore  », «  c’est pas fini…  »
Pourtant en règle générale, vous êtes une personne bavarde.
Vous me parlez de votre diabète, du fait que vous ne faites pas spécialement attention à votre régime alimentaire. Depuis plusieurs années que je vous connais, ce n’est pas un sujet que vous avez abordé.
Je vous propose alors de l’ajouter à votre projet. Vous acceptez, mais je comprends bien que c’est plus pour me faire plaisir que par volonté de votre part.
Après les trois heures passées ensemble, je vous explique que tous les détails de votre vie que nous venons de décortiquer, vont être repris en réunion devant toute l’équipe.
Il s’avère qu’uniquement les deux cases à la fin de chaque page vont être reportées dans un tableau Excel.
Ce tableau Excel, je le présente à mon équipe et à présent, après avoir passé trois heures avec vous, il faut qu’avec son aide, nous fassions un résumé pour chaque domaine qui concerne votre vie. Puis il faudra encore le réduire à six lignes maximums. Maintenant, nous devons décider pour vous de trois objectifs d’accompagnement au plus. Tout cela prendra entre une et deux heures.
Bien sûr, on n’oublie pas que la loi nous demande votre consentement et votre participation. A ce moment-là, vous êtes reçue par le chef de service et moi-même. Il vous lit alors les six lignes qui résument les trois heures passées ensemble et vous demande si vous êtes d’accord avec les objectifs fixés. Je m’interroge sur la façon dont vous vivez le récit de votre vie ainsi passée à la moulinette, mixée, le jus extrait, la peau enlevée…
De savoir que toute l’équipe est au courant de ce que vous m’avez confié et a participé à le résumer. En tout cas, pour moi, c’est violent que l’on nous demande de passer tant de temps à éplucher votre vie pour en garder quoi ? Un zeste, une graine…
Et je me dis «  heureusement que je ne suis pas obligée de répondre à toutes ces questions dans le cadre de mes entretiens professionnels par exemple.  » Mais, au fait, qui accepterait de le faire ? Nous qui ne sommes pas en situation de handicap, accepterions-nous cela ? De quel droit parce que vous l’êtes, parce que vous avez besoin d’accompagnement, parce que vous êtes angoissée, cela nous autorise à connaître vos moindres secrets ? Après, on s’étonne que les personnes en situation de handicap aient des difficultés avec la notion d’intimité, la faute à qui ?
Peut-être que je vous ai incité à me confier des choses dont vous ne souhaitiez pas me parler, à accepter des objectifs qui ne sont sans doute que des besoins évalués par l’institution.
Mais votre projet à vous, il est où dans tout cela ? Et mon éthique professionnelle ?
Mon identité professionnelle s’est construite à partir de mon histoire personnelle, de ma formation de conseillère ESF (2), avec mes collègues et les personnes accompagnées qui m’ont appris mon métier. Les différentes formations, les rencontres et l’analyse de la pratique m’ont permis de me remettre en question et, je l’espère, d’évoluer. Qu’en reste-t-il, quand je suis contrainte d’appliquer ce Projet d’Accompagnement Individuel (PAI) inspiré de la future réforme SERAFIN-PH ?
Ben en fait, avec les collègues, pour la préserver, on a décidé de bidouiller, de s’arranger avec ce PAI. On ne fait plus subir d’interrogatoires interminables aux personnes accompagnées. On remplit uniquement les cases qui ont du sens pour la personne. On manifeste notre mécontentement, la perte de temps que représente ce PAI à notre chef de service, à chaque réunion où nous l’abordons. On nous a répondu qu’on ne pouvait rien modifier, car c’est une réponse à l’obligation réglementaire sur les projets d’accompagnements et le fruit d’un travail associatif.
J’ai donc décidé d’écrire, en ayant l’espoir que l’écho de mon texte rebondisse sur les parois et puisse faire résonner la voix des personnes accompagnées quant aux répercussions de ces projets. S’ils sont réfléchis pour leur bien-être, ils le sont aussi sans eux, ce qui produit parfois l’effet inverse de celui escompté.
J’avoue que l’avenir me fait un peu peur, enfin c’est surtout SERAFIN-PH qui me fait peur. J’imagine un vieil homme avec un nez crochu de sorcière. J’ai peur du jour où le chef nous annoncera que SERAFIN-PH a fini son pèlerinage et qu’il nous est définitivement imposé chez nous. Du jour où il nous dira «  maintenant, pas le choix, il faut remplir toutes les cases sur les besoins, parce que ces besoins vont être transformés en prestations.  » Et qu’allons-nous devenir ? Des prestataires de services ? Ce terme me donne à la fois des frissons et la nausée.
Puis moi, je suis perdue. Quand, en analyse de la pratique, on nous dit d’arrêter : «  qui est-on pour définir les besoins des personnes ?  » Et que l’heure d’après, on nous demande d’analyser de manière précise ces mêmes besoins. J’ai l’impression que c’est moi qui suis schizophrène et pas la personne que je viens de rencontrer en entretien.
Mais, je garde confiance, je me dis qu’il faut se battre pour préserver notre identité professionnelle. Nous échangeons beaucoup entre collègues. Nous formons une réelle équipe. Je propose, je m’investis, je participe à des projets qui me tiennent à cœur. Je réfléchis avec le Mouvement d’Accompagnement et d’Insertion Sociale. Je me forme, je m’informe et je forme des étudiants pour transmettre les valeurs de nos professions. Je me suis même mis à écrire (c’est nouveau).
En fait, je pense qu’en travaillant sur le pouvoir d’agir avec les personnes que j’accompagne, je me suis aperçue que moi aussi j’avais un pouvoir d’agir. Vous aussi, vous avez un pouvoir d’agir, ne l’oubliez pas…


(1) Établissement et service d’aide par le travail (2) Conseillère en Économie sociale et familiale