N° 970 | Le 22 avril 2010 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)

Un trop-plein d’espace

Anne Vernet


éd. Sulliver, 2010 (112 p. ; 11 €) | Commander ce livre

Thème : Autisme

Adélie est, à n’en pas douter, une drôle d’enfant. Quand elle mange, il lui faut au préalable organiser patiemment le chaos que sa mère a jeté dans son assiette. Avec une dextérité incroyable, elle découpe sa viande en un octogone parfait entouré de trois cercles de légumes. Elle ne supporte pas la télévision où se bousculent les mots et où les images se dévorent entre elles. Mais, elle ne ratera pour rien au monde les rendez-vous de 6h 45, 12h 45 et 19h 45, heures où son père présente un flash météo. Curieux don de prémonition, elle devine, avant que la machine ne les crache, les chiffres du loto. Il a fallu du temps pour lui faire comprendre que le temps ne concernait pas seulement les climats, mais aussi les moments. Après avoir démonté une montre et l’avoir entièrement remontée, mais à l’envers (les aiguilles tournant dans l’autre sens), elle n’a eu de cesse que de dessiner l’heure juste, chaque dessin des aiguilles devant représenter le temps seconde après seconde. Elle l’avait calculé : il lui fallait 43 200 pages de 3 600 cahiers pour y arriver. Jour de profond désespoir, il n’y avait pas 3 600 cahiers au rayon papeterie du magasin. Qu’à cela ne tienne, elle a néanmoins commencé sa grande œuvre.

Nouvelle contrariété : la page était trop étroite, les montres trop petites, le temps insaisissable… Elle resta longtemps prostrée, sans manger, n’allant même plus aux toilettes. Adélie est comme cela : confrontée à l’inconnu, sa terreur peut être totale, l’exigence du refus vitale. Quand elle se perd, elle perd tout, on la dépèce vive. Face à son angoisse, elle commence à se balancer, un petit peu, puis tout entière. Elle peut aussi se mettre à chanter à tue-tête les chansons d’Angus Young, vous savez le chanteur du groupe de hard rock AC/DC. Elle les connaît par cœur et réussit à les entonner dans l’ordre chronologique. Ou alors, elle hurle, en se roulant par terre. Dans ces moments-là, seul son frère peut la toucher et la calmer en la berçant, en lui caressant le dos ou le visage. Adélie est prise dans l’être. Elle n’a pas d’avoir. Adélie est toujours dans l’entier. Elle ne connaît pas la césure. Adélie est une conscience sans identité. Elle est un je sans moi.

Le roman d’Anne Vernet s’est lancé un défi : décrire l’énigme de l’autisme. Sujet délicat qui nécessite à la fois prudence et témérité, discernement et audace. Le résultat est plein d’une humanité, d’une sensibilité et d’une retenue qui forcent le respect. Si Adélie est au cœur du récit, on retrouve aussi celles et ceux qu’elle entraîne dans son sillage : sa famille proche ou élargie et les professionnels qui l’assistent. Ces lignes nous plongent dans l’univers d’un enfant atteint par l’une des nombreuses formes de ce mal étrange : à lire et faire lire pour mieux tenter de comprendre l’insondable.


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