Un travail de génie

Par Stéphane Rullac, professeur en innovation sociale à la Haute École Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO) de Lausanne
Ce texte est paru dans Lien Social n°1237 (16–29 octobre), 30 ans d’indépendance, p.46. L’auteur y plaide pour un corpus spécifique au travail social.

Le débat franco-français à propos du travail social est piégé par son histoire. Penser l’évolution et la reconnaissance de ce champ professionnel nécessite d’abord de prendre conscience de ce qui nous détermine, autant dans la richesse du passé que dans les impasses dont nous héritons. […] Pour le dire simplement, la France a développé deux rationalités distinctes pour penser le travail social, dans une
dichotomie malheureuse. La première consiste à partir de la pratique comme point de départ et d’arrivée, dans une logique clinique qui porte en elle le rejet d’une standardisation des processus professionnels.

Deux postures

La seconde consiste, à partir de savoirs scientifiques, en passant par le champ
de pratiques comme terrain de recherche, pour revenir aux savoirs scientifiques.
Malgré leurs divergences, ces deux postures se rejoignent sur le refus d’institutionnaliser d’un corpus scientifique spécifique au travail social. Dans le premier cas, il s’agit de sauvegarder la liberté nécessaire dont la relation a besoin pour s’épanouir, en dehors d’une formalisation scientifique qui repose sur une représentation caricaturale d’un scientisme radical. Dans le second cas, il s’agit de sauvegarder le statu quo des disciplines, dans lesquelles le travail social est exclu en France, dans une représentation caricaturale de ce champ professionnel comme un champ de pratiques ne formant pas un corpus de connaissances spécifiques. Dans les deux cas, le travail social est exclu de la sphère des professions complexes « sur autrui », qui disposent d’un droit à se penser par elles-mêmes.

Génie de l’expertise

Cette autorisation repose notamment sur la possibilité de développer une expertise scientifique, et notamment le doctorat dans le cadre d’un champ disciplinaire. Finalement, ces deux représentations empêchent d’obtenir ce qu’elles revendiquent, c’est-à-dire une reconnaissance du travail social dans le « génie » de son expertise qui se construit au plus près des personnes accompagnées. Cet état de fait laisse un trou de la pensée qui pèse sur la capacité des travailleurs sociaux à se penser par eux-mêmes et à aider à faire penser la société à partir de son point de vue ancré dans les relations avec les plus faibles.

Harmonisation, stagnation

Cette situation problématique est un construit historique qui a amené ce champ professionnel à s’institutionnaliser en dehors du monde académique, en créant un appareil de formation indépendant. Dès lors, les écoles du travail social forment à des pratiques qu’elles ne contribuent pas à penser, et les universités forment à des théories qu’elles ne contribuent pas à pratiquer. Malgré l’harmonisation de Bologne qui oblige aujourd’hui à intégrer cet appareil de formation professionnel dans le champ académique, le statut de ces écoles restent en l’état. Pire, pour préparer les nouveaux diplômes gradés Licence, elles doivent subir une tutelle universitaire, par convention, qui est le garant de la qualité scientifique. En 2014, à Melbourne, une définition internationale définit pourtant le travail social comme un champ professionnel et disciplinaire.

Vers une reconnaissance entière

Pour sortir aujourd’hui de notre impasse française, qui s’avère être une curiosité à l’échelle mondiale, il nous faut résoudre cet héritage du passé dichotomique et construire un système de formation et de recherche académique (et non strictement universitaire), qui syncrétique enfin la pratique et le savoir dans un même paradigme au service de la professionnalisation du travail social, jusqu’au doctorat.
C’est à ce prix que l’expertise du travail social pourra se développer et être reconnue.