N° 1323 | Le 20 septembre 2022 | Par Sylvie KOWALCZUK, assistante de service social et formatrice | Espace du lecteur (accès libre)

Supprimons le travail social !

Thèmes : Formation, Travail social

Le conseil économique social et environnemental (CESE) mène une étude sur les moyens de rendre plus attractifs les métiers du social. Les causes de ce manque d’attractivité sont listées (1) et je n’en citerai que quelques-unes en corrélant les réponses apportées sur le terrain.


Le fil conducteur des décisions et des actes observés sur le terrain ne serait que ce concept d’économie dont la définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales donne « art d’administrer un bien, une entreprise par une gestion prudente et sage afin d’obtenir le meilleur rendement en utilisant les moindres ressources » (2). En résumé, c’est faire mieux avec moins. Enfin, ça dépend pour qui, parce qu’il fut un temps où le nouveau président de la République avait fait augmenter son salaire de 170  % (3) en arrivant à son poste ! (Vous imaginez, nos salaires de 1700 euros atteindraient 4624 euros ! Alors là oui. On peut commencer à parler !). Mais qui aujourd’hui peut décemment penser avec un tant soit peu d’intelligence et de raison, qu’on peut faire mieux avec moins ? Faire mieux avec moins c’est tout sauf du travail social. D’ailleurs, il n’est plus rare de voir des services exsangues, avec des encadrants non issus du social et des salariés non formés. Il n’y a de social que le nom pour emballer une coquille vide.

Du cœur de nos métiers…

Le travail social : « … contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement » (4) .
Or, travailler la rentabilité ne permet pas l’accompagnement dans toute la sphère temporelle des personnes en situation de vulnérabilité. Les temps de face-à-face avec les personnes diminuent comme peau de chagrin au bénéfice des temps pour les démarches administratives, de contrôle et de gestion. à ce rythme comment travailler sur l’émancipation des personnes ? En cochant une case ? En cliquant sur la souris ?
« à cette fin, le travail social regroupe un ensemble de pratiques professionnelles qui s’inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes… » (5)
Ainsi, recruter des personnes non formées et non diplômées entraîne un déni des exigences éthiques, déontologiques, des savoirs en sciences sociales dans leur propension à œuvrer pour une réelle émancipation de la personne. Cette manière de faire est irrespectueuse pour les personnes recrutées qui peuvent se retrouver en difficulté face à des situations complexes, et pour les personnes accompagnées qui ne reçoivent pas un accompagnement de qualité malgré la meilleure volonté du monde. Et quel message renvoie-t-on au juste à tous les professionnels qui ont pris la peine de se former ? On a qu’à supprimer les savoirs théoriques, cette précieuse praxis, dialectique entre action et théorie. Après tout, ce n’est que du blabla. Et surtout, ça empêche les gens de développer leur réflexivité, et donc d’être chiants (autrement dit contrariants). Rappelons-nous que l’accès au savoir allié à la pratique est ce qui permet de faire de nous des êtres de « transformation et non d’adaptation » (6). Ne sommes-nous pas des agents de changement ?
« Le travail social s’exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale… » (7).

… à la réalité

Quelle justice sociale ? Il ne s’agit pas de justice sociale, il s’agit d’économie. C’est pourtant bien une des fonctions régaliennes de l’État, la justice ? Parce que sans la justice sociale, pointe le spectre de la dégradation de la cohésion sociale. M’enfin pour s’en rendre compte et voir plus loin que le bout de son nez, faudrait-il encore enlever la calculette qui cache l’horizon.
Recruter des personnes non formées et non diplômées, participe au brouillage des rôles, gomme les légitimités, et alimente le manque de reconnaissance des professionnels, un déni d’identité qui touche à la dignité humaine. Ne pas reconnaître les professionnels revient à leur enlever toute existence. Recruter des conseillères en économie sociale et familiale comme assistants sociaux, des aides médico-psychologiques comme éducateurs spécialisés, et puis aussi des personnes qui passaient par là… C’est comme si l’anesthésiste remplaçait le chirurgien pour venir nous charcuter le cœur. Ces deux spécialistes travaillent bien tous les deux dans le médical, et sont terriblement complémentaires mais pas interchangeables. L’agent d’entretien hospitalier est essentiel dans le cycle de soin, mais il ne nous viendrait pas à l’esprit de lui demander d’ouvrir un cerveau malade, quoique…
Pour éviter cette frustration, je propose de supprimer les formations en travail social et fermer les écoles. Après tout, un diplôme d’état peut en remplacer un autre sans préavis. Les personnes sont interchangeables quel que soit leur parcours. C’est encore plus économique que le tronc commun pour un travailleur social unique. Après, comment vous dire que la complémentarité des spécificités de chacun dans l’intérêt des personnes accompagnées, on s’en balec. Et puis, comme pour les travaux manuels, on peut bien apprendre sur le tas ! Bon le tas, ici, ce sont les personnes accompagnées, mais on ne va pas chipoter ! Si on ne peut pas fabriquer et vendre son pain sans le diplôme de boulanger, on peut en revanche très facilement travailler « sur de l’humain » sans justifier de ses compétences.
Pour laver un vieux grabataire, il suffit d’avoir un peu d’abnégation, un gant et du savon. Ce n’est quand même pas difficile d’avoir la patience d’expliquer à un enfant que B + A = BA, et 1+1 = 2. Et ma voisine qui trie les papiers de la petite vieille du dessous et qui sait l’écouter, elle, tellement elle est gentille… Elle pourrait passer sa Validation des acquis de l’expérience que ça ferait une bonne assistante sociale ! Bah voyons ! Depuis quand les traits de caractère sont des compétences ? La professionnalisation obtenue de haute lutte par les assistants sociaux, au début du siècle dernier, rend son dernier souffle avant trépas.
Tiens, ça me fait penser que j’irai bien voir ce mec qui se prenait pour un dentiste… Après tout, pour arracher une dent, il suffit de tirer dessus. C’est à la portée de tous.


(1) Dubasque Didier, écrire pour et sur le travail social 

(2) https://www.cnrtl.fr/definition/economie
(3) https://www.francesoir.fr/politique-france/salaire-sarkozy-saugmente-de-170-et-sexplique
(4) ANAS
(5) Ibid
(6) Freire, Paulo, La pédagogie des opprimés, 1968, réédition 2021, Agone, France, p150.
(7) ANAS


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