N° 1297 | Le 8 juin 2021 | Par Doriane Lemarchand, éducatrice spécialisée, Avec la participation de Caroline Maugez, psychologue, Hélène Beaumont, psychomotricienne, Hôpital mère-enfant de l’est Parisien | Échos du terrain (accès libre)

Quand les mots manquent

Thèmes : Parentalité, Pratique professionnelle

La grossesse et la maternité sont pour les femmes migrantes victimes de violence une porte ouverte vers le soin, le lien social et la demande d’asile. Encore faut-il concevoir des outils permettant la mise en récit et la dénonciation des traumatismes vécus. C’est cette créativité vivante que nous souhaitons présenter.

Madame a été initialement hospitalisée avec sa fille pour un soutien à la parentalité, dans un contexte de fragilité psychique et de grande précarité sociale. Nous avons rapidement identifié un important syndrome de stress post-traumatique lié à des violences passées inouïes au Congo mais aussi en France, où elle a été victime de traite humaine et de proxénétisme. Nous avons pu l’accompagner dans une demande d’asile en parallèle au soutien du lien mère-enfant.
L’appropriation par Madame de cette démarche a été longue et douloureuse. Il lui a fallu reconnaître qu’elle avait été objet de violences, que sa vulnérabilité nécessitait une protection et se penser, enfin, comme sujet de son histoire.
À son arrivée, elle se présente comme très fragile, mutique, en peine à solliciter de l’aide, avec des moments d’absence et de sidération importants. Son rythme diurne-nocturne est inversé tel un bébé qui vient de naître. Sa présentation est négligée et sa représentation corporelle très altérée. Poupée de chiffon désarticulée, sans verticalité, son corps porte jusque dans ses mouvements les traces des violences multiples qu’elle a subies. La mise en parole de son vécu ne prend pas sens pour elle, compte-tenu de sa culture dans laquelle la relation duelle est rare, se réduisant au silence et à l’objectalisation. Les nombreux entretiens pour travailler son récit montrent de la discordance teintée d’oubli, émotionnellement très difficiles, ce qui se ressent ensuite dans sa présence à son bébé.
Nous sommes ainsi amenées à remettre en question nos outils habituels, dans une forme d’urgence puisque la convocation à l’OFPRA peut arriver à tout moment.
Le soutien de la structuration de ses représentations corporelles a été un préalable fondamental à un début d’élaboration de son vécu traumatique et à une mise en mouvement vers une mise en mots de son histoire.
La thérapie psychomotrice autorisant les sensations et les ressentis à se dire autour du toucher thérapeutique et de l’enveloppe peau lui a permis de rassembler toutes les parties de son corps et de le contenir dans un espace cohérent et organisé. Ce travail de structure lui a donné un axe pour organiser peu à peu le mouvement dans une occupation de l’espace et du temps fondée sur des appuis et repères et conforter l’émergence de sa pensée.
L’intervention de l’association Re-création by LOBA, qui promeut la danse comme un outil favorisant la reconstruction des femmes victimes de violences, est venue soutenir ce travail d’expression par le corps. Un travail de grande proximité s’engage : en lui tenant la main, l’éducatrice l’a accompagnée à se mouvoir, à prendre conscience de son corps, à s’articuler. Avec la danse utilisée comme thérapie, les réponses du mouvement peuvent stimuler le processus d’association, certains sentiments se représentent à un niveau non verbal et la mise en mots peut être facilitée.
Ces thérapies ont offert la possibilité de passer par l’expérience de médiations corporelles et des sensations alors que la verbalisation et les contenants de pensée sont difficilement accessibles. Madame s’est petit à petit réapproprié son corps pour retrouver sa place au sein du monde.
Mais, nous l’avons aussi accompagnée à se saisir des temps collectifs proposés sans que la parole n’y soit pour autant obligatoire.
Ces groupes permettent de laisser un peu la parole de côté, de ne pas directement se mettre à découvert par les mots. C’est la fonction d’un groupe, et comme l’écrit très justement Gabrielle Levesnan, la force de l’hospitalité consiste précisément à échapper à l’ordre du dicible pour préférer un sourire, un geste, une éthique de la relation qui désarmerait le soupçon. Observatrice dans un premier temps au sein des collectifs «  Féminité-Sexualité   », elle s’est ouverte progressivement pour passer d’une situation d’exclue, «  sans papier  », à une place insérée dans un groupe de femmes et de mères. Elle a pris part activement à la Journée de Lutte Contre Les Violences Faites Aux Femmes célébrée au sein de l’hôpital. Le clip «  Reprendre confiance en soi  » (1) diffusé en français puis en lingala semble lui avoir permis d’imaginer son devenir. L’atelier Bien-Etre, dans la continuité des soins socio-esthétiques, a encouragé Madame à prendre davantage soin d’elle.
À ce moment de l’hospitalisation, Madame se pense enfin comme sujet méritant protection. Elle a pu s’emparer de ces différents outils au service d’espaces plus individuels, commençant à travailler un accompagnement au dépôt de plainte pour dénoncer des faits de séquestration, de violences, de proxénétisme subis en France. Les souvenirs de l’exploitation et des violences vécues deviennent plus précis. Elle participe activement à leur récit, même si la parole reste difficile. Alors, nous dessinons ce qu’elle décrit, les lieux, les détails.
La mise en récit de son vécu au Congo pour la demande d’asile reste néanmoins chaotique. Elle reste mutique, l’absence de repères spatio-temporels et les reviviscences traumatiques rendant impossible ce douloureux et nécessaire exercice.
Un travail en binôme s’engage alors avec l’intervention d’un tiers, notre juriste, pour encourager Madame dans une construction de son récit. Le Congo est laborieusement évoqué sans la précision des lieux, dates, natures de conflits ethniques que demande l’OFPRA, indiquant sans doute là une amnésie traumatique.
Enfin, des entretiens psycho-éducatifs se mettent en place. Face à son absence de mots, ses moments de sidération, nous utilisons le support photographique des villes citées, de familles, d’écoles, d’élèves… Dans un premier temps, elle évite soigneusement ces entretiens mais nos invitations se poursuivent jusqu’à ce qu’elle puisse investir cet espace. Cet ailleurs convoqué par l’image lui permet de faire correspondre des lieux avec des évènements, et comme un puzzle, de pouvoir reconstituer une partie de son histoire, autant que faire se peut.
Actuellement, Madame attend la ré­ponse de l’OFPRA.
Le commissariat n’a pas souhaité enregistrer sa plainte dénonçant la traite humaine et le proxénétisme dont elle a été victime en France car «  les faits sont trop importants   » tout comme l’Office National de Lutte Contre la Traite Humaine qui a jugé inutile de prendre une plainte qui serait classée sans suite puisque «  les réseaux de prostitution n’existent pas au Congo   ».
Au terme de leurs huit mois d’hospitalisation, durée exceptionnellement longue mais nécessaire, et avant leur admission en Centre Maternel, Madame écrira «  la valeur et le respect aux femmes   » et témoignera de son souhait de pouvoir avoir de la valeur «  comme vous ou mon éducatrice  » dira-t-elle à la psychologue. Processus d’identification, tel le Nebenmensch de Freud qui décrit dans une situation de détresse psychique le besoin d’un autre proche capable de l’entendre et d’y répondre de manière assez bonne. «  Seule la sympathie guérit… sans sympathie, pas de guérison  » (2).


(1) Libres Terres des Femmes : https://bit.ly/3hStAr1 (2) S. Ferenczi 1932 Journal clinique Paris, Payot, 1989