N° 1347 | Le 12 octobre 2023 | Par Denise Terfo, assistante de service social | Échos du terrain (accès libre)

Patience et longueur de temps...

Thèmes : Assistante sociale, Hôpital psychiatrique

À l’heure des flux tendus, d’une société de la rapidité à laquelle le travail social se voit confronté, notamment par la sacro-sainte efficacité des suivis, il est de bon ton de rappeler le respect de la temporalité des usagers dans nos accompagnements.

J’exerce la profession d’assistante de service social (ASS) depuis 23 ans, à l’hôpital, en en ayant fréquenté plusieurs, à des postes différents, et actuellement en établissement public de santé mentale auprès d’adultes.
J’avais déjà préparé quelques lignes autour des métamorphoses du secteur public hospitalier et du travail social. Je voulais parler de l’énergie déployée pour les protocoles de certification, les logiciels informatisés patients, les réorganisations permanentes du soin à partir des notions de virage ambulatoire (qui à force doit avoir fait un tour sur lui-même, le pauvre !) et du niveau de tension de l’hôpital du fait du manque de lits, l’injonction à devoir valoriser notre travail pour pouvoir prétendre – individuellement- à des primes hors statut, la fragmentation du travail en équipe (et en partenariat) du fait du manque de temps pour tous et du turn-over des professionnels en poste, la nécessité de devoir se recentrer sur ce qui est l’essence de notre travail (la relation d’aide), la place croissante prise par l’informatique dans la pratique professionnelle (occasionnant une perte de relations humaines, mais aussi un manque de sens par des «  cases à cocher  » qui gomment la réalité des situations des personnes),… Mais…

Mon travail d’ASS en psychiatrie

Je vais plutôt évoquer comment, à la place d’ASS en psychiatrie, la combativité a aussi à voir avec le fait de tenir le cap avec et parfois pour les personnes que nous recevons en soins, tant leur situation est complexement imbriquée et nécessite que notre posture soit de façon permanente réinterrogée au regard de leurs souhaits, besoins et capacités. Le travail de l’ASS en psychiatrie est bien (puisque nous sommes dans un temps où il faut rappeler notre expertise, en lien avec des compétences-métier pourtant acquises en formation professionnelle débouchant sur l’obtention d’un DEASS) d’accompagner les patients dans la résolution de leurs difficultés, avec leur temporalité, celle du soin et de leur état de santé, et de la réalité du monde… qui ne les attend pas…
Je vais donc partager avec vous la bonne nouvelle d’un matin du printemps 2023 : l’obtention, après presque 4 ans d’accompagnement (dont 3 de crise sanitaire covid, puisqu’il faut aussi le rappeler), d’un rdv à la Préfecture pour la demande de régularisation du titre de séjour d’un patient. Oui, ça a fait ma journée ! Vous comprendrez pourquoi, en saisissant qu’en psychiatrie, le travail se fait au cas par cas avec des patients pour qui il nous arrive parfois de désirer, pour leur permettre d’avancer à (re)trouver une place de sujet dans notre société.
M. X est originaire d’Afrique et vit en France depuis les années 70. Il y a travaillé, avant d’être en invalidité puis en retraite. Il est sans ressources depuis 4ans, depuis la clôture de son compte bancaire. Il vit à la rue depuis 6ans, après avoir refusé l’orientation en CHRS à la suite de la perte de son appartement. Il est sans titre de séjour ni pièce d’identité. Il est suivi en CMP depuis plusieurs années, notamment du fait de troubles occasionnés dans son logement et sur le quartier.
Entre errances, fragilité psychique et consommation d’alcool, l’accueillir en rendez-vous programmés au bureau a été complexe. Le travail sur le maintien d’une forme de lien a été essentiel malgré son ton souvent virulent, et ses propos agressifs ou menaçants, lui valant régulièrement d’être exclu de certains lieux d’accueil en ville. Aussi avons-nous pris le parti de l’accueillir comme/quand il se présentait en parallèle des temps formels, ou bien suis-je allée le rencontrer sur les points d’accueil qu’il avait identifiés comme ressources.
Cette souplesse dans les modalités d’intervention peut s’avérer primordiale en psychiatrie non seulement pour le maintien du lien thérapeutique, social, mais aussi humain. En effet, si les modalités d’intervention sont diversifiées et peuvent parfois paraître chronophages contrairement à un travail dit posté qui n’aurait qu’à traiter une demande formulée/élaborée, elles permettent d’ajuster notre posture aux personnes accompagnées et à leur usage de nos institutions qui restent maintenant souvent les seules à être hospitalières au sens de l’accueil inconditionnel qu’elles proposent, notamment pour ces publics dits et vus comme à la marge.

Un travail au temps long

Si je savais que le travail serait long (ouvrir une élection de domicile, récupérer des actes de naissance de son pays d’origine pour établir un passeport nécessaire à la demande d’un titre de séjour, récupérer les justificatifs administratifs de son séjour continu en France, maintenir ses droits à l’assurance maladie, faire renouveler ses prescriptions médicales à chaque perte/vol de ses documents, demander des hébergements d’urgence et des secours alimentaires…), il a aussi été plein de rebondissements du fait de la capacité variable de M. X à envisager la globalité des démarches nécessaires et le lien entre elles au gré de sa situation de santé et de son comportement.
Si le travail de l’assistante sociale n’est pas de faire pour, il nécessite parfois de désirer un peu pour l’autre… Car depuis l’été 2022, M. X a été hospitalisé à sa demande. Il disait «  je n’en peux plus de me battre  », «  tout a lâché  », en ajoutant «  j’ai déjà eu une belle vie, et c’est déjà bien  »…
Alors oui, j’aurai pu attendre qu’il soit de nouveau en demande, mais je suis allée au-devant de lui -même s’il était alité et évoquait ses idées noires- pour parler avec lui de sa fatigue face à sa situation. Car c’est ça être assistante sociale hospitalière : écouter, être au plus proche des réalités des personnes, parfois avec un souhait de parole construite ou pas, mais parfois aussi pour que le lien perdure pour la continuité de la relation et des soins.
J’ai donc continué depuis lors, avec son accord, mon travail de fourmi : récupérer les attestations de retraite pour faire les déclarations de revenus tardives, relancer la Préfecture pour un rdv, demander un conseil juridique, aller relever son courrier pour lui, lui rapporter de l’argent pour son tabac, faire le lien avec la collègue extérieure qui l’accompagnait pour l’ouverture d’un compte bancaire, informer le service d’hébergement de son souhait à la sortie d’hôpital…
Et ce matin de printemps 2023 donc, LA première bonne nouvelle depuis l’obtention de ses papiers d’identité : un rdv lui est donné à la Préfecture… pour l’été. À cette annonce, M. reparle de sa «  fatigue vis-à-vis de la situation  », il se dit «  vidé par le temps passé à la rue  », même s’il est remerciant il dit n’«  avoir plus goût à rien  ». Je lui formule alors notre présence à ses côtés, pendant ce moment de soins pour lui, mais aussi dans la continuité des démarches pour faire valoir ses droits. Le combat a continué…
Jusque cet été donc… et au rdv à Préfecture, à la suite duquel M. a demandé sa sortie d’hôpital… On pourrait penser que l’hôpital a été ici utilisé pour des raisons strictement hôtelières, mais j’aime alors me souvenir de la mission asilaire de l’hôpital psychiatrique public et la possibilité pour les personnes de s’y restaurer (psychiquement et physiquement) dans un but de réinsertion dans la cité. M. est sorti d’hospitalisation avec une meilleure santé qu’à son arrivée, et des droits sociaux ouverts.
J’aime aussi penser (j’interprète même) le départ de M. X comme une action de la part d’un sujet avec lequel nous, professionnels, avons à composer au gré de ses choix pour l’accompagner dans son projet de vie. Un sujet qui a déjà su me rappeler pour la continuité de son accompagnement et de ses soins.


(1) Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage... Le lion et le rat – Jean de la Fontaine