N° 1335 | Le 14 mars 2023 | Par Dorine Boxberger, médiatrice sociale, Charlène Uiber, éducatrice spécialisée, Laëtitia Sant, cheffe de service à l’association Montjoye | Échos du terrain (accès libre)

Passaj C’net : comment ouvrir la prévention spécialisée au numérique ?

Thèmes : Prévention spécialisée, Réseaux sociaux

Les réseaux sociaux font partie aujourd’hui de la vie des jeunes. Nous ne pouvons pas les éviter, sinon cela voudrait dire qu’on les laisserait dans un espace virtuel dans lequel on s’interdit de rentrer.

Les neuf équipes de prévention de l’association PASSAJ (1), composées à la fois d’éducateurs et éducatrices spécialisées, mais aussi d’équipes mixtes ES/Médiateurs Sociaux ont été comme beaucoup d’autres confrontées à l’usage des réseaux sociaux PAR les équipes POUR et en direction des jeunes type instagram, snapchat, tiktok… La nécessité, voire le besoin, se sont vite imposées à nous d’être acteurs éducatifs aussi sur cette scène numérique. À la sortie du confinement, certains des professionnels ont pu exprimer à la fois leurs frustrations de ne pas avoir pu être sur le terrain durant cette première période si particulière, mais également pour une partie d’entre eux d’exprimer qu’ils avaient maintenu le lien avec les jeunes et les familles notamment grâce aux réseaux sociaux.
Ce qui était en jeu était multiple : ne pas passer à côté de l’innovation technologique qui impacte fortement nos jeunes ; rejoindre les jeunes là où ils sont, lorsqu’ils n’occupent plus l’espace public du quartier ; capter le public féminin peu visible et présent sur le quartier, faire de ces outils, des outils de prévention aux risques du numérique et des réseaux sociaux
Avec toutes les questions inhérentes autour de ces usages : comment rester en lien avec nos usagers, relayer les informations importantes, répondre aux besoins et demandes en ligne ? L’usage des réseaux sociaux serait-il à utiliser tout le temps ? Ou seulement sur les périodes de confinement ? Quelle place pour la Prévention face à ces nouvelles pratiques ? Pourquoi y aller ? Pourquoi ne pas y aller ? Il était important de travailler collectivement sur toutes ces questions. Ce qui a été mené dans le cadre des réunions de service mensuelles de 2020 à 2022.
Les réticences d’une partie des professionnels étaient liées à la contradiction avec nos actions de sensibilisation et de prévention sur les usages et la présence modérée sur les réseaux ; une perte de sens due à l’éloignement envers le public ; la place de la prévention dans ce monde virtuel (entre technicien ou pro du lien social) ; la remise en cause potentielle des principes de libre adhésion et d’anonymat (identification nominative du fait de l’abonnement aux comptes des jeunes, leur acceptation comme «  ami  » n’équivaut pas à l’adhésion exprimée en tête à tête) ; l’impact de cette nouvelle construction du lien, sa durabilité, sa solidité ; la crainte de basculer essentiellement sur les réseaux qui remplacerait la présence dans la rue et la relation directe.
D’autres questions ont émergé sur les compétences et l’agilité des salariés (de tout âge mais ayant des niveaux différents) ; sur les confusions de contenu entre compte perso et pro (contenu non adapté, nécessité d’une validation en équipe des contenus) ; sur la fracture générationnelle face à des jeunes baignés dans cette culture ; sur la charge supplémentaire de travail (travail du contenu, réponses aux messages à toute heure).
Certaines équipes se sont néanmoins montrées bien plus convaincues, mettant en avant la nécessité de comprendre l’univers dans lequel évolue notre public et notamment ses modes de socialisation, ses nouveaux codes culturels, ses centres d’intérêt. Il s’agit d’un complément du travail de rue, d’une action couplée inscrite dans le prolongement de celui-ci ; d’un outil facilitateur qui favorise la continuité du lien ; d’un moyen d’amener progressivement les jeunes vers des espaces en commun puis des espaces sociaux entrelaçant le virtuel et le réel. Le principe d’anonymat est sauvegardé puisque la première rencontre se fera toujours dans l’espace public, les réseaux sociaux s’inscrivant dans le prolongement et non comme une finalité. Donc, libre aux jeunes d’adhérer ou pas à ce mode de communication. L’outil peut être facilitateur de notre visibilité, en faisant découvrir aux abonnés, jeunes, familles, partenaires nos actions de prévention, nos missions ; en renforçant les messages que nous véhiculons dans l’espace public ou dans le cadre de nos démarches collectives ; en accélérant la circulation des informations telles qu’une sensibilisation aux addictions ou au harcèlement ; en sensibilisant à la solidarité par le biais de nos actions avec les jeunes en direction d’associations. Mais aussi bien d’autres messages éducatifs. Ainsi nos présences sur les secteurs avec notre ludothèque mobile (un outil créé pour amener la culture et les loisirs au plus près des jeunes et enfants sur le quartier, pour interpeller également par ce biais les parents sur l’importance du temps de loisirs) ; le rappel des démarches importantes comme les bourses et l’accompagnement aux familles en citant nos partenaires existants sur le territoire ; la diffusion des publications valorisant la participation de nos jeunes lors d’actions collectives (par exemple «  Proxi-raid  » action de promotion du rapprochement des forces de l’ordre et de secours avec la population).
Au regard de la disparité des compétences des uns et des autres sur l’utilisation, la réglementation ainsi que la fracture générationnelle auxquelles le service fut confronté, les débats menés en réunion de service ont abouti à un accord sur les besoins de formations. En effet, pour les uns, les réseaux sociaux étaient un vrai mystère. Pour les autres, ayant l’habitude de s’y rendre quotidiennement à des fins privées, l’utilisation d’un compte professionnel l’était tout autant. Afin de pallier ces disparités il nous a été proposé deux types de formations : l’une plus généraliste sur les réseaux sociaux, en lien avec les pratiques et les usages et l’autre consacrée au cadre, à la réglementation et à l’utilisation des réseaux par les jeunes.
Le cheminement et l’expérimentation de cette démarche sont toujours en cours. Aujourd’hui, nous pouvons retirer quelques enseignements de cette première phase qui a vu s’articuler nos réflexions et leur mise en application. Nous avons pu constater le renforcement du dialogue et le rapprochement entre les jeunes et les équipes. La possibilité qui leur a été proposée de venir sur nos réseaux sociaux les a questionnés permettant d’engager des discussions sur le numérique et leurs usages. Le travail de rue traditionnellement physique est devenu aussi numérique. La monoactivité collective est devenue pluriactivité hybride, favorisant des espaces de co-réflexion et de co-construction avec les jeunes en entrelaçant l’espace virtuel et physique. Les équipes vont à la rencontre des jeunes ou plutôt de là où est leur attention pour les ramener vers eux et leurs actions. Inversement, les jeunes peuvent trouver les équipes lorsqu’ils ne les rencontrent pas dans l’espace public ou autres interstices du quartier. Cela donne la possibilité à ceux qui ne sont pas dans des pratiques de regroupement sur le quartier de rencontrer l’équipe par un autre canal. Le lien avec les familles s’est renforcé, grâce à la création d’opportunités d’information les concernant diffusées à leur intention directement via les réseaux sociaux, engendrant des rencontres physiques en fonction des besoins et toujours en lien avec leurs enfants. Nos messages de prévention ont été consolidés à une échelle plus large, public et partenaires confondus. Enfin, notre maillage territorial a été consolidé par la visibilité des actions, services et missions répondant aux besoins du public.


(1) Prévention et actions spécialisées de soutien et d’aide aux jeunes