N° 1035 | Le 20 octobre 2011 | Joseph Rouzel | Critiques de livres (accès libre)

Le travail social comme initiation

Thierry Goguel d’Allondans & Jean-François Gomez


éd. érès, 2011 (250 p. ; 23 €) | Commander ce livre

Thème : Travail social

Que deux chercheurs en sciences humaines, passionnés d’anthropologie, se mettent à discuter et à ouvrir leurs échanges à un public est chose suffisamment rare. Le champ universitaire est surtout pourri par les petits individualismes et point n’est question de partager, sauf si cela rapporte pour l’avancement dans la carrière. La générosité, sauf exception, n’est guère de mise quand il s’agit de tirer la couverture à soi. Mais que deux travailleurs sociaux, chercheurs et formateurs par ailleurs, le fassent, voilà bien, à ma connaissance, un fait unique en son genre. Ils sont issus de la génération des « après Capul et Lemay », dont l’indépassable De l’éducation spécialisée, paru chez érès en 1996, fonctionne comme la bible de référence.

Dans l’après-guerre, ces pionniers ont forgé les pratiques et les concepts de l’éducation spécialisée, ou plutôt « spéciale » comme aime à le souligner souvent Maurice Capul, rappelant au passage que l’expression fait son entrée dans l’histoire sous la plume du médecin Itard à propos de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron.

Le travail social est affaire de rencontres

Les deux auteurs se sont donc rencontrés et parlé. Puis au bout de moult rencontres et moments intenses de disputatio, ils ont rendu public le fruit de leurs échanges. Cela ne s’est pas fait en un jour, mais en plusieurs années. Ils montrent ainsi en acte, dont le texte écrit conserve la saveur et la trame, que le travail éducatif est affaire de rencontres et de parcours de vie qui se croisent. On n’atterrit pas tout à fait par hasard dans cette profession.

Thierry Goguel d’Allondans a d’abord exercé comme cuisinier, c’est par cette porte qu’il est entré en travail social. Puis il est devenu éducateur, directeur, responsable d’association, a fait des études d’anthropologie sous la houlette de David Le Breton et abouti à une thèse remarquée et remarquable, sur les rites de passages chez les jeunes. Il exerce aujourd’hui comme formateur à Strasbourg et universitaire.

Jean-François Gomez pour sa part, aujourd’hui à la retraite, ou plus exactement en retrait comme salarié, tant il déborde d’activité, a un parcours tout aussi riche : éducateur spécialisé, psychomotricien, directeur d’établissement pendant de nombreuses années, il a poursuivi parallèlement une recherche doctorale universitaire, qui l’a amené à être reconnu comme l’un des spécialistes des histoires de vie en travail social, dans la foulée des travaux de Gaston Pineau. Tous les deux font également partie du comité de rédaction de la revue Cultures et sociétés, dont avec quelques autres, ils ont repris le flambeau à la mort du regretté Armand Touati.

Notons qu’ils se situent aussi dans la foulée des Tosquelles, Oury et consorts, pères de la psychothérapie institutionnelle qui a passablement bouleversé les pratiques professionnelles dans le champ social et médico-social. Cette approche est malheureusement un peu estompée aujourd’hui par des modalités de management débridé et les pratiques scientistes du cognitivo-comportementalisme, mais gageons que ce courant n’est pas mort. Il inspire encore suffisamment les professionnels qui se réclament d’une position clinique et politique. Tosquelles a ouvert la voie : dans ces métiers il s’agit de marcher sur deux pieds : Marx et Freud, le social et le sujet.

Le dialogue parcourt l’ensemble des problématiques soulevées dans le champ de l’éducation spéciale : la prise en compte des sujets dans le contexte néolibéral actuel, les questions de dynamique institutionnelle, la transmission du métier et la formation des professionnels… Les échanges s’appuient sur un corpus solide et ouvert dans le champ des sciences humaines : la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, la psychanalyse, la pédagogie, la théologie… sont convoquées. Mais sans négliger les apports de la littérature, du cinéma, de l’art. Et surtout les deux compères racontent, se racontent, nous racontent des histoires.

En effet l’acte éducatif, qui est au cœur de la pratique, ne peut s’appréhender dans aucun discours scientifique en particulier. Le champ de l’intervention éducative est traversé par des courants, des faits de langage, qu’aucun ne saurait aliéner. Les concepts théoriques y côtoient les anecdotes du quotidien les plus banales. Ni l’anthropologie, ni la psychanalyse, ni aucun des savoirs forgés à l’université ne sauraient rendre compte de façon unique d’une pratique humaine, essentiellement humaine, dont il faut bien dire qu’elle échappe y compris à ses acteurs.

En effet le travail éducatif repose sur un point de réel, d’où le terme d’impossible dont l’affublait Freud dans sa préface de 1925 à l’ouvrage de l’éducateur Auguste Aïchhorn (Jeunes en souffrance, Champ Social, 2000), ce point d’impossible qui fait que nul au monde ne saurait débarrasser un sujet d’avoir affaire avec la mort, le sexe, le vivre ensemble. Même si c’est du devoir et de la fonction éducative de soutenir des sujets en délicatesse face à ce choc du réel, nul ne peut faire à la place de qui que ce soit.

Voilà ce que recouvre le terme trop souvent galvaudé d’ « accompagnement éducatif » que les deux auteurs, à leur façon, ont bien raison de remettre en selle, si j’ose dire, sur le bon cheval et sur la bonne route. C’est ce que recouvre il me semble le terme d’initiation, à entendre non au sens restrictif de l’anthropologie exotique mais comme un ensemble de dispositifs et processus de passage dans l’entre-deux. Nous assistons donc dans cet ouvrage à un patchwork d’autant plus chamarré et revigorant que les références, nombreuses et variées, littéraires autant que scientifiques, surgissent d’un fond d’expériences et de pratiques accumulées au cours des ans sur le terrain. Les épreuves de vie nourrissent l’exercice du métier et vice versa.

Dire ce qu’on l’on fait et pourquoi on le fait

Se dégage ici la figure d’honnêtes formateurs, comme on parlait au XVIIe siècle d’honnête homme, des passeurs qui se coltinent et la pratique éducative et sa formalisation. Ce n’est que dans cet assemblage permanent des réflexions sur la pratique de chacun dont l’essence relève plus d’un bricolage de génie que d’une technologie consommée, en les mettant bout à bout, en série, qu’un savoir vivant peut être dégagé sur l’acte éducatif sans que nul ne puisse jamais y planter un point final et définitif.

Autrement dit la formalisation de l’éducation spécialisée est un chemin qui se fait en marchant. Dans sa préface François Laplantine, une des grandes figures de l’anthropologie actuelle, a bien raison de souligner que l’acte éducatif « n’existe pas en lui-même, mais en situation et à travers des interactions toujours singulières ». Il s’agit donc non de minorer la thèse des deux auteurs, à savoir que le travail social est une forme moderne d’initiation, lecture qu’ils produisent à partir des concepts prélevés chez Arnold Van Gennep, mais plutôt de relativiser le propos.

Thierry Goguel d’Allondans et Jean-François Gomez font un apport fondamental pour la formalisation inachevée et inachevable du travail éducatif, un parmi d’autres. Ils apportent leur pierre, comme on dit. Souhaitons que, et le style et le contenu de leurs échanges, donnent le désir à d’autres d’en faire autant, chacun à sa façon. Dire ce qu’on fait et pourquoi on le fait.

Ainsi cette pratique singulière, déjà vieille, quoi qu’on en dise, de plus de 2000 ans, puisque déjà présente à Athènes et à Rome, continue à vivre, à se vivre, sans que jamais l’on puisse la figer dans un savoir savant, voire comme la pente se dessine aujourd’hui, dans une matrice morte de « bonnes pratiques » préfabriquées, qui ne laissent place à aucune invention, alors que le travail éducatif ne se nourrit que de cela : l’invention permanente, au même titre où Trotski invoquait la révolution permanente.


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