N° 872 | Le 14 février 2008 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)

La part obscure de nous-mêmes

Elisabeth Roudinesco


éd. Albin Michel, 2007 (233 p. ; 18 €) | Commander ce livre

Thème : Psychanalyse

Petite revue de détail de la perversité à travers l’histoire : tel aurait pu être le sous-titre de cet ouvrage d’une grande culture qui nous fait remonter les siècles. On y croise les mystiques, les flagellants, Gilles de Rais, le marquis de Sade. On termine par « l’effrayante, l’indicible, l’impensable banalité du mal » (Anah Arendt) que constitua le nazisme. Mais l’auteure ne se contente pas d’un récit fort bien documenté. Elle cherche à démontrer la tentation récurrente de catégorisation et d’isolement de ces comportements, stigmatisés comme préhumains, voire inhumains. La seule évolution notable dans cette vision, c’est que la science a pris la place de l’autorité divine, la notion de déviance, celle de mal, la distinction entre vice et vertu a été remplacée par l’opposition entre norme et pathologie.

Elisabeth Roudinesco le rappelle : la perversion est un phénomène sexuel, politique, social, psychique, transhistorique, structurel que l’on retrouve dans toutes les sociétés humaines. Elle est propre à notre espèce, n’existant nulle part ailleurs dans le règne animal, car il n’y a de perversité que là où il y a du langage symbolique complexe et de la conscience de soi-même. L’apport de Freud, explique-t-elle, est bien d’avoir présenté tout être humain comme habité par le crime, le sexe, la transgression, la folie, la négativité, la passion, l’égarement, l’inversion. Si la disposition perverse semble être le passage obligé vers la normalité, c’est bien parce que chacun est en capacité de dépasser toutes ces inclinaisons. Et cette perversité peut tendre au sublime quand elle se traduit sous forme d’art, de création ou de mystique, comme elle peut tomber dans l’abjection quand elle laisse libre court aux pulsions meurtrières. Mais ce qui est considéré comme tel ne l’a pas toujours été ainsi.

La civilisation chrétienne a défini comme pervers tout acte sexuel qui dérogeait aux lois de l’alliance et de la filiation en se perdant dans l’inutilité et la jouissance. Trois personnages seront particulièrement fustigés : la femme hystérique, l’homosexuel et l’enfant masturbateur. A compter de la Révolution, la loi entend ne plus se mêler de la façon dont chaque citoyen atteint l’orgasme. Elle n’intervient plus que pour protéger les mineurs, punir le scandale et sanctionner les violences perpétrées contre les personnes non consentantes. L’hystérie, la recherche du même, tout comme le plaisir solitaire vont se banaliser.

Aujourd’hui, ce sont les figures du pédophile ou du terroriste qui incarnent le pervers. Mais quelles que soient les métamorphoses de ces représentations, celui-ci ne peut être réduit ni au sadique, ni au psychopathe, ni au monstre : il se révèle en chacun d’entre nous, dans cette pulsion qui gît en nous. Il est ni plus, ni moins, la part obscure de nous-mêmes.


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