N° 1322 | Le 6 septembre 2022 | Par Martine Trapon | Espace du lecteur (accès libre)

La fée clochette

Thèmes : Assistante sociale, Pratique professionnelle

Même s’il s’inscrit toujours dans un dispositif institutionnel plus ou moins favorable à la rencontre, le travail social reste une affaire de désir, et tout empêchement à sa réalisation entraîne une souffrance. Quelle prise en compte de cette souffrance, par le sujet lui-même ou par son environnement favorise le rebond du professionnel ? De nombreux auteurs ont posé l’hypothèse que le désir qui soutient l’acte en travail social est un désir de réparation, désir qui doit donc se réaliser dans l’objet de l’exercice, une rencontre avec autrui, préalable à la recherche d’une solution éventuelle. Cette fonction réparatrice est souvent énoncée sous la forme d’une vocation par le sujet. Elle est manifeste dans bon nombre de cas, lors des entretiens préalables à l’entrée en formation et constitue le socle original sur lequel l’identité professionnelle de chaque étudiant est en germe. Elle est, dans l’histoire du travail social, fondatrice de dispositifs tels que ceux dits des « grands frères » ou des habitantes médiatrices de quartier, désignés comme acteurs privilégiés de prévention. Enfin, au début du XX° siècle, elle a soutenu l’entrée dans de nouvelles formes de professionnalisation, des femmes parfois féministes ou souhaitant simplement s’émanciper de l’ordre patriarcal.
Cependant, le désir de réparation est au cœur de toute sublimation réussie à certaines conditions. Si le sujet a fait le deuil de l’irréparable ou bien si ce deuil s’est révélé impossible, il est transformé en don de sa personne à une cause fondamentale à ses yeux. Le nœud de cette affaire ne consiste pas simplement à découvrir ce qui reste à réparer mais de se détacher de la souffrance passée qui y est attachée. Réaliser sa vocation réparatrice est parfois une des voies de guérison de la mélancolie, « l’ombre de l’objet portée sur le moi » selon Freud*. En ce sens, elle est un symptôme, un signe de fragilité puisqu’elle oblige en quelque sorte à réussir, sous peine de ramener le sujet, psychiquement, à l’irréparable initial.
Il semble ainsi que les professionnels du travail social soient fragilisés par cela même qui fonde leur désir. Cette fragilité qui constitue leur efficacité a donc besoin d’un cadre solidaire. Mais aujourd’hui, l’État social se défait peu à peu, sa fonction protectrice se transforme au profit de la valorisation de solutions gestionnaires et comptables de la question sociale. Cela a pour conséquence de rendre toujours plus responsable de son échec chaque individu et de laisser souvent le travailleur social et la personne en difficulté, logés à la même enseigne, le travailleur social, renvoyé à une supposée incompétence, et l’usager accusé d’être un profiteur. La réparation n’est plus d’actualité. Alors que faire ? Comment ne pas céder sur son désir ? Ne pas rester seul et engranger nos témoignages est en tout cas une bonne idée de la rédaction de Lien social.
Et donc, voici le mien, un vendredi soir, je suis seule dans les locaux de la consultation pour usagers de drogues où je travaille comme assistante sociale. Je me suis attardée pour terminer quelques travaux administratifs. Soudain entre dans le bureau un homme très grand, visiblement très en colère. Il me dit être sorti de prison quelques jours auparavant, personne ne veut l’aider à « ne pas replonger dans l’héroïne ». Aux urgences de l’hôpital, il a essuyé un refus d’hospitalisation, n’a plus d’argent et ne sait pas où dormir ce soir. On lui a dit de venir voir l’assistante sociale, c’est-à-dire en l’occurrence moi ! J’ai peur, ma tête se vide. Je n’ai aucun moyen de l’aider, un vendredi soir à cette heure il n’y a plus de place au Samu social et ma caisse de secours d’urgence est vide ce jour-là. Il est assis en face de moi, menaçant, et soudain je m’entends prononcer ces mots « Monsieur, je ne suis pas la fée clochette ! » Un long silence de quelques secondes s’ensuit, et il éclate de rire en disant : « celle-là, on ne me l’a jamais faite ! » il ajoute : « Alors qu’est qu’on peut faire ? » Cette phrase, véritable cri du cœur, est-elle entendue comme moi je l’entends, à l’instant où je la prononce : « Je ne suis pas, hélas, mais j’aimerais bien être la fée clochette ». Cette dénégation qui révèle ma vocation réparatrice empêchée, nous rassemble-t-elle et transforme-t-elle en question notre situation sans solution ? Je lui explique alors que nous pourrons le recevoir la semaine prochaine avec un médecin pour envisager la suite. J’ai rebondi et de ce fait, lui aussi. Il me serre la main et reviendra le lundi matin.


(1) Freud, Sigmund, « Métapsychologie », Deuil et mélancolie, p : 147/174, idées Gallimard, 1978.
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