N° 1316 | Le 26 avril 2022 | Par Dorothée, pour le collectif des 2 Savoie - Contact : colsa00074@gmail.com | Espace du lecteur (accès libre)

L’État : acteur et complice de la mort programmée du social et médico-social

Thèmes : Usure professionnelle, Travail social

Après de nombreuses désillusions des professionnels et des familles, nous avons décidé de nous fédérer en collectif des 2 Savoie du social et médico-social.

Depuis des années, le constat est sans appel, tous les indicateurs de bien-être au travail, qualité de l’accompagnement et égalité des chances pour les personnes accompagnées sont au plus bas. Nous sommes mobilisés depuis plusieurs mois maintenant, pour sensibiliser le grand public et contraindre le gouvernement à garantir sa mission de service public.
Nous dénonçons cette société où d’un côté des grandes entreprises privées, lucratives reçoivent des millions de l’état (avec le « quoi qu’il en coûte »), libres de reverser à leurs actionnaires les dividendes qu’ils veulent et de l’autre un service public, indispensable à la population, de plus en plus limité dans ses marges de manœuvre et subissant une politique de réduction des coûts.
Nous profitons de cette tribune pour partager notre réalité qui n’est ni plus ni moins la conséquence des politiques sociales basées sur la rationalisation et la rentabilité. SERAPHIN PH ne porte pas le nom explicite de tarification à l’acte, mais en a tous les attributs. Son objectif est d’attribuer les financements aux établissements en fonction d’indicateurs précis. Vous êtes-vous déjà amusé à anticiper un nombre d’heures précises pour consoler un proche ou apprendre la propreté à vos enfants ? Avez-vous réussi à définir un nombre d’années suffisantes pour que vos enfants soient autonomes intellectuellement et financièrement ? Autant de questions qui mettent en lumière l’impasse de cette volonté de quantifier ce qui ne peut pas l’être, il est évident que l’argent public (autrement dit nos impôts) doit faire l’objet d’une gestion sérieuse mais ce n’est pas en appliquant les lois de la finance que nos secteurs vont remplir leurs missions. Afin de faire respecter les procédures, les directions qui autrefois étaient des acteurs de terrain sont devenues des gestionnaires et managers parfois bien éloignés des besoins des personnes accompagnées et des nôtres.

Une dégradation qui s’amplifie
Ce décalage entre les objectifs des financeurs et nos missions est aujourd’hui trop grand pour être tu et accepté. Sur le terrain, les professionnels de l’accompagnement se heurtent non seulement aux injonctions de cet ordre mais aussi au turn-over récurrent dans les équipes (intérimaires devenant majoritaires, bénévolat et appel aux migrants). L’épuisement, la maltraitance de la part des hiérarchies et la perte de sens sont les principales raisons des départs, l’obligation vaccinale est venue se surajouter au malaise déjà profondément installé dans les équipes. L’objectif premier des directions est de maintenir une continuité de service coûte que coûte, pour répondre aux exigences des organismes de tutelle. Nous nous retrouvons tiraillés entre la solidarité vis-à-vis des personnes, de nos collègues et le fait de cautionner un système qui déraille en bouchant les trous.
Les organigrammes se complexifient avec l’apparition de nouveaux métiers qui ont pour but de répondre aux normes imposées par nos financeurs, les responsabilités se diluent dans les méandres institutionnels. Pendant ce temps, les personnes fragilisées pâtissent du manque de places et de professionnels pour les accompagner. Les familles et leurs enfants doivent attendre plusieurs mois voire années avant de se voir proposer une place en institution, des enfants maltraités restent dans leur famille faute de place en protection de l’enfance, une demande (allocation, reconnaissance d’un statut, orientation vers un établissement…) auprès des MDPH prend en moyenne dans le département de la Haute-Savoie entre 4 et 9 mois. Quel citoyen accepterait que Pôle Emploi lui explique qu’il va falloir attendre ce temps-là avant de percevoir une indemnité ? La fracture entre les discours politiques et la réalité administrative ne fait qu’accroître la discrimination et la fragilisation des plus faibles.
Ce métier du lien et de la relation se transforme lentement mais surement en « gardiennage », faute de conditions décentes pour proposer un accompagnement promouvant l’auto-détermination des plus faibles. Les personnes accompagnées voient défiler un nombre incalculable de professionnels. Accepteriez-vous de vous faire « changer/laver » par différentes personnes que vous ne connaissez pas ? Nous ne pensons pas et pourtant c’est la réalité dans le handicap, où une succession d’intérimaires viennent accompagner les personnes dans leur quotidien. En protection de l’enfance, les enfants voient de nouveaux éducateurs arriver pour s’occuper d’eux alors qu’ils sont retirés de leur famille et en manque d’affection. Accepteriez-vous de changer 10 fois, 20 fois de « parents » ?
Ajouter à cela nos salaires qui ne sont pas dignes de la responsabilité qui nous incombe, certains professionnels font le choix, malgré eux, de délaisser un secteur qui fait sens au profit d’un métier plus rémunérateur. Nous revendiquons actuellement une mesure d’urgence de 183€ pour tous les professionnels des établissements sociaux et médico-sociaux ainsi qu’une augmentation de salaire de 300 euros qui permettrait de rattraper la perte cumulée depuis 20 ans du fait de la non revalorisation de notre point d’indice et de nos salaires en lien avec l’inflation. De plus, l’ancienneté n’est que très rarement reprise ou alors partiellement. Les budgets alloués aux formations se raréfient, ce qui a pour effet une déqualification de nos professions, un épuisement professionnel et des équipes qui craquent. Il n’est point étonnant que les centres de formation en travail social peinent à remplir leurs filières pendant que les institutions peinent à conserver leurs salariés.

Réagir
Notre conscience nous a trop longtemps conduits à pallier les dysfonctionnements et nous rassurer intérieurement que nous faisions un vrai métier du bien commun et de l’humain. Nous ne voulons plus être les complices d’un dérèglement systémique qui fait douter les professionnels sur le sens même de leur action, hésiter les étudiants à s’engager dans cette voie et contraindre les usagers à attendre une place dans des conditions parfois difficiles. Nous militons pour que notre branche soit revalorisée mais aussi pour que le grand public sache que l’effritement de notre secteur impactera à terme la société entière.
Il existe encore certes de rares services qui peuvent se targuer d’un cadre de travail bienveillant, d’un accompagnement de qualité des personnes accueillies et propice à une vraie réflexion éducative. C’est ce modèle qui doit primer et se généraliser.
Notre combat est de donner les moyens nécessaires à celles et ceux qui en ont besoin pour devenir des citoyens à part entière et non de simples usagers de services. Sachez que nous ne baisserons pas les bras tant que la situation du social et du médico-social n’aura pas changé.
Notre collectif s’est construit à partir d’une poignée de salariés qui n’en pouvaient plus de voir leurs conditions de travail se dégrader. De plus nous avions besoin de sortir chacun de notre isolement, d’être ensemble, de se faire entendre, de se mobiliser pour ne pas dépérir et être plus fort. Aujourd’hui nous sommes une soixantaine à échanger et réfléchir à différentes actions pour alerter et obtenir des changements indispensables à l’accompagnement des plus vulnérables. Au-delà d’un quotidien pas toujours rose, nous avons réussi à nous fédérer et c’est aussi ce message de lutte et de solidarité que nous souhaitons faire passer.



À lire Tribune des résistances « Mobilisation : le social brûle » n°1312