N° 1339 | Le 9 mai 2023 | Espace du lecteur (accès libre)

Journal d’une asperge

Thèmes : Travailleur handicapé, Discrimination, Autisme, Pratique professionnelle, Harcèlement

En fait, je revenais de La Poste. Ça y est, solde de tout compte envoyé en recommandé. Je ne suis plus salariée. Rupture conventionnelle fin.

Je sors de l’église. Oui, moi. Qui ai pissé dans un bénitier un jour. Y’avait de la musique, quelqu’un jouait de l’orgue. Et j’ai pleuré. Enfin, j’ai failli pleurer. Z’avez déjà pleuré avec des lunettes et un masque ? Voilà. Tu la vois l’image ? Alors j’ai ri. Et je suis sortie. Bon, t’es prête ? Elle va être longue celle-là.
Huit mois ont passé depuis que j’ai rencontré ma directrice pour lui annoncer. «  Alors Madame Thuillier, comment allez-vous ?  » Avec une réelle inquiétude dans les yeux. «  Ben pas bien, je viens d’avoir un diagnostic de TSA et de TDAH (1)  » Et là, je lis un réel soulagement. «  Ha boooooon ! Ha mais ça va, j’avais peur, ce n’est pas grave, je pensais que vous aviez un… » « ... Cancer ? Non, non, je ne vais pas mourir  » Voilà. Déjà, ça commençait mal. Je ne vais pas mourir mais je viens de prendre un pavé dans la tronche. Qui remet en question à ce moment-là totalement qui je suis, qui j’ai été, qui je vais devenir. Je te la fais courte. «  Madame Thuillier, vous êtes une très bonne éducatrice, vous apportez énormément aux enfants, c’est important ce que vous faîtes. On va pouvoir penser à des aménagements, de quoi auriez-vous besoin ?  » «  Ben déjà les lumières, le son, et surtout une compréhension de qui je suis et de comment je fonctionne par mes collègues (la base pour un-e autiste)  » Et là je lis l’effroi dans ses yeux. «  Ha mais non ça, ça va pas être possible, vous n’avez pas à le dire, vous pouvez demander la RQTH (2), mais personne ne va être au courant  »
«  Oui mais j’en ai besoin, déjà le harcèlement n’a pas été nommé comme tel…  »
«  Oui mais vous savez que j’ai reçu les personnes concernées en entretien  »
«  Oui, mais ça continue l’air de rien, on continue de parler sur moi, et moi, mes symptômes, ce qui a généré le harcèlement, ils vont pas disparaître, bien au contraire  »
«  Et puis c’est justement parce que je suis autiste que je suis cette éducatrice  » «  Bon, profitez de votre arrêt de travail pour réfléchir, et on reparle de tout ça quand vous irez mieux.  »

Voilà. Premier entretien.

Envie de hurler

Alors que moi, je sais déjà que je vais parler. Que je vais dénoncer. Que «  ma mission  » est de montrer ce qu’est l’autisme de l’intérieur, de mon regard d’éduc, de mère, de femme.
J’appelle ma directrice. Paniquée, seule. «  Je ne sais pas quoi faire, mon médecin m’a lâchée, je suis incapable de revenir, mes fonctions exécutives sont complètement altérées, j’ai mis le feu à mon micro-ondes.  » Et oui, voilà comment un-e autiste peut se saborder totalement, envahie par l’émotion, au téléphone, seule. Incapable de mentir de par l’autisme, et incapable de filtrer de par le TDAH. Comment j’ai pu, dans ma vie, dire des mots qui auront un impact définitif parce que je n’ai su ni mentir, ni filtrer. Et au moment où je le dis je sais qu’il ne faut pas que je dise ce que je suis en train de dire… oui oui… mais c’est impossible à réfréner. «  Et puis j’ai créé une page, pour dénoncer, je collabore avec ma neuropsy pour des formations à destination des psy et neuropsys, c’est important de montrer ce qu’est l’autisme  » «  Vous avez créé une page, vous avez dit en public que vous êtes autiste ? Ha mais ça va pas être possible, vous ne pouvez pas revenir !  » Une fois elle l’a dit. Une seule fois. Et comme j’ai donné les billes de mon incapacité de mon incapacité à revenir (je laisse l’écholalie tiens, elle était pareil dans ma tête), et bien forcément c’est là-dessus que part la rupture conventionnelle… Parce que dans l’histoire, j’ai été harcelée, j’ai perdu ma santé, j’ai perdu mon boulot… Soit j’accepte la rupture conventionnelle, je peux demander jusqu’à six ou sept mois de salaire, il faut prouver qu’il y a eu harcèlement - HA OUI aussi, dans le genre je sais pas filtrer, j’avais dit au téléphone à ma directrice que tous les écrits que je lui avais fait sur ce qu’il s’était passé, je ne savais pas où ils étaient, que je n’avais rien gardé, elle est pas belle celle-là ???
Soit je retourne travailler, et comme ils ne me veulent pas, on va au clash et à la procédure. Tu m’imagines revenir bosser ne serait-ce qu’une heure dans une boîte où j’ai été harcelée, où je sais qu’on ne me veut plus, où on ne veut pas que je dise que je suis autiste, alors que justement, je suis autiste, j’ai un TDAH ? Ben tu vois, ce que tu imagines, c’est un dixième de ce que moi j’imagine et de l’état émotionnel dans lequel cela me met. Visite à la médecine du travail. Rappel à ma directrice, qui a vu avec le directeur général pour une rupture conventionnelle, que j’accepte oralement, en refusant quand même, comme elle me le demande, de l’initier, et je suis à disposition de la directrice, à domicile, jusqu’à la fin.

Rupture conventionnelle

Fin mai. Rendez-vous avec la directrice et le directeur général pour parler de la rupture. Il est bien stipulé que je peux être accompagnée d’un employé de l’établissement. Mais ça c’est une blague en fait ? Heu… j’ai vécu plusieurs mois de harcèlement, principalement par deux éducs, mais presque tous les autres ont suivi, souvent passivement, certes, en ne faisant que rire ou sourire, et en ne me faisant pas confiance pour certains. Je ne voyais pas comment et à qui demander de m’accompagner. Et puis, tu veux que je vienne avec l’un d’entre eux alors que je ne peux pas dire que je suis autiste, enfin bref, c’est le bordel un peu non ? J’y vais donc seule. Et bien celui-ci ne s’est pas trop mal passé. Rupture effective vers la fin juillet, 2500 euros de prime (c’est rien, mais déjà c’est plus que le minimum), à domicile jusqu’à la fin avec mon salaire complet. Rendez-vous la semaine d’après pour la rupture définitive. Entre temps, j’écris ma chronique sur la dignité, sur ma valeur, sur ce que je mérite. Qui me booste bien pour arriver forte à l’entretien.
Impossible, impossible de penser, impossible de réagir, impossible de regarder dans les yeux, impossible de quoi que ce soit, comment on fait pour respirer, qu’est-ce qu’il faut que je réponde, qu’est-ce qu’il faut que je réponde, qu’est-ce qu’il faut que je réponde ? J’ai pris mon stylo et j’ai signé. Je lis très, très vite, ça m’a pris cinq secondes, j’ai senti la surprise en face, il a pris son stylo, m’a fait remarquer qu’il fallait écrire «  lu et approuvé  », a vu que je l’avais fait et voilà.
Ha ben pour le coup, la dignité elle en a pris un coup… À un moment, j’ai même cru que c’était effectivement une faveur que je sois à domicile avec mon salaire. Mais voilà : j’ai demandé à parler avec l’équipe, cela a été refusé ; j’ai demandé à dire au revoir aux enfants, cela a été refusé. Y a quand même une chose dont je suis fière. Quand je suis arrivée, étaient encore pratiqués balayettes, soulevages de matelas, privations de dessert, repas en chambre, contentions musclées, punitions, copies de lignes et j’en passe.
Particulièrement de la part de ces fameux deux éducs. Ces deux éducs ne font plus partie de l’établissement (sévissent cependant ailleurs hein…). Il n’y a plus de punitions et autres violences. Cela grâce à cette directrice qui avait cette réelle volonté d’amener l’éducation positive dans l’établissement. Ma spécialité. J’ai pu montrer qu’on pouvait faire autrement, qu’on pouvait communiquer autrement avec ces enfants, avec ses adolescents. Alors, au revoir les enfants.


(1) Trouble du Spectre de l’Autisme/Trouble du Déficit de l’Attention avec/sans Hyperactivité.
(2) Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé.