N° 1247 | Le 19 mars 2019 | par Louis Kehr, éducateur spécialisé | Espace du lecteur (accès libre)

Fatigué, fatigué… mais toujours debout (disaient les chansons)…

Thème : Usure professionnelle

Fatigué. Je suis fatigué. Pas encore en burn-out, ce «  syndrôme d’épuisement professionnel  », lié à la rencontre entre une personne et une situation de travail dégradée, véritable effondrement psychique et physique, mais fatigué, oui. Par des années d’internat aux horaires variables, irrégulières, faites de changements, de remplacements, d’heures supplémentaires, de turn-over d’équipe, où parfois le rythme biologique ne suis plus la cadence. Et j’avoue, oui, après plusieurs années d’accueil d’urgence adolescents, aux profils divers, aux problématiques exacerbées et aigües, que la violence subie laisse des traces, liées à de la destructuration organisationnelle. On l’encaisse, on la met au travail, mais elle reste bien présente. On le sait pourtant que cette violence est inhérente, que l’on travaille avec les populations à-en risque. C’est le jeu, comme dirait l’autre, mais à un moment ou à un autre, basta ! Et à l’heure où les risques psychosociaux sont avérés dans le travail social, il est utile de savoir reconnaître ses signaux d’alarme, sans culpabilité, avant de tomber en souffrance au travail, d’être véritablement «  cramé  » au sens littéral du terme. Parce qu’il faut durer dans le métier, et endurer. Mais parfois la situation s’emballe, comme en cet été 2018, où des gouttes d’eau font déborder le vase sans doute déjà bien plein.

Alors, depuis plusieurs mois ont lieu des phénomènes de violences, verbales, physiques, symboliques et matériellles, liés à plusieurs facteurs. Les jeunes, qui sont en opposition de principe aux adultes, dû fait de leurs problématiques (dont la déficience intellectuelle pour certains) et de l’effet de groupe, et un turn-over important dans l’équipe qui ne permet pas la stabilité et la cohérence dans le temps. Que puis-je en dire ? Sans être exhaustif, des faits : un langage hypersexué, inadapté : il faut dire que les ados rivalisent de sens poétique, ont un langage soutenu et distingué, éloquent, manient les mots formidablement bien. On le sait bien pourtant que les «  ados sont insupportables, lourds, menteurs, violents, stupides (…) mais que ce sont nos enfants  » (1) ! D’ailleurs, j’ai pu une nouvelle fois apprendre que je pouvais lécher les couilles d’une ado, «  Lèche mes couilles  », ou lui sucer la B… «  Suce ma bite  » mais non merci, ça ne me dit rien ! etc. Et cela, lié à des mises en danger de certains jeunes aux problématiques sexuelles (agressions sexuelles répétées par exemple).

Ce langage, ce mode de communication est aussi violent dans les propos renvoyés aux éducateurs. Insultes, aggressivité verbale et physique, oppositions récurrentes contre l’adulte sont le quotidien au sein d’un groupe de jeunes soudés contre l’autorité. Cet été j’ai pris également des coups de poings au visage, un œuf éclaté sur ma tête, dû m’opposer et contenir physiquement des jeunes, entre autres. Les jeunes semblent faire «  leur loi  » tant ils défient les règles. Et font comme si l’adulte n’était pas là. D’ailleurs, ils rendent inexistant l’adulte, attaquent le lien quasi systématiquement, sont hermétiques aux critiques et aux refus ou à la frustration. Ils n’en font qu’à leur tête. Ils sont exigeants de sorties consuméristes, et pour certain·e·s peuvent se montrer violent·e·s, même physiquement, envers les adultes encadrants. Entre les mises en danger sur l’extérieur, les comportements déviants au sein de la structure et les difficultés à tenir le cadre (dû particulièrement au renouvellement régulier de l’équipe – et ses conséquences), l’ambiance et le contexte de travail se trouvent être très difficile, empreint d’agressivités et de violences. Le groupe de jeunes est en opposition aux adultes. Ils ont pris le pouvoir sur la structure.

Il est donc remarqué, entre autres, certains faits et conséquences liés à ce contexte : violences donc, turn-over important, départs et remplacements qui occasionnent (en conséquence) de la destructuration dans l’équipe, dans l’organisation du travail, dans la cohérence de l’équipe. Dans ce contexte, le groupe de jeunes fait subir leurs lois et les effets de groupe sont à l’œuvre. Fatigue, épuisement professionnel, lassitude, remplacements sont alors les conséquences néfastes et se doivent d’être pris en compte.

Face à ces constats, une question s’impose. De quelles manières gérer le groupe afin de retisser le lien en vu d’un réel travail éducatif ?

Cet été, il aura fallu reprendre le contrôle de la situation en actant, dans un premier temps, des positionnements forts et des décisions à tenir face aux jeunes. Mais pas trop non plus, afin d’être en mesure d’assurer.

Et puis, tenir le cadre, le règlement, le faire respecter en assumant le conflit, le «  non  », s’opposer même physiquement afin d’obtenir du respect des personnes et des lieux. Tout cela ne peut être réalisable qu’avec des moyens humains à la hauteur, de la cohérence dans l’espace et le temps. D’un autre côté, il nous faut réinvestir la clinique du quotidien, ces «  corridors  » au jour le jour. Mais également (re) tisser le lien avec les jeunes car c’est bien le lien social, le partage de l’expérience commune qui favorise aussi le respect, le cadre contenant. Cela passe aussi par de la relation individuelle afin de casser la mauvaise dynamique de groupe, la création d’outil individualisé, etc., et de la cohérence éducative, de la congruence nécessaire à l’exercice de nos missions.

Sauf que c’est bien beau tout cela. Savoir que de nouveaux collègues vont arriver, que le groupe de jeunes va évoluer à la suite de départs, que l’on va nous permettre de récupérer, comme une ritournelle, que j’ai déjà trop entendue. Alors je vais m’occuper un peu de moi. Souffler, dire stop. Car la relation d’aide suppose d’être soi-même en état de (sup) porter, de tenir compte de ses forces et de ses limites, de prendre du recul, donc de se refroidir lorsque l’on surchauffe. Nous faisons des métiers formidables, beaux, porteurs de valeurs humanistes, progressistes, battues en brèches. Allez, ne pleurez pas, je n’oublie pas pour autant tous les beaux moments vécus jusque-là. Il faut le souligner dans ce contexte. Ces rires fous à table, ce gâteau encore fumant, ces camps endiablés, ces bobos à soigner, cet apprentissage réussi, cette montagne vaincue, ce père qui tente de s’en sortir, ce chantier réalisé, etc. Tous ces souvenirs qui nous font encore y croire, qui nous rappellent aussi pourquoi nous avons choisi ces métiers de l’humain. Ces métiers, nous y sommes engagés, nous les défendons corps et âme afin de venir en aide aux plus fragilisés, dans un contexte ultralibéral où tout s’achète et tout se vend, sauf que l’humain n’est pas une marchandise. Non, tout n’est pas noir. De commissions en collectifs, des groupements de travailleurs naissent partout pour défendre nos métiers, nos valeurs, les publics accompagnés, car là où il y a de la lutte, il y a de l’espoir ! Car tiens, au fait, la protection de l’enfance voit ses budgets diminuer, tout comme le 119 bientôt aux abonnés absents. Et on nous pond des plans pauvreté ! Quel cynisme, quel mépris ! Alors oui, aujourd’hui, le fantassin du social est fatigué, il a besoin de récupérer pour pouvoir retourner un jour aux tranchées. Mais je reste «  debout pour nos métiers du travail social !  »

(1) E. Liebig, Les ados sont insupportables, mais ce sont nos enfants ! Broché, 2009