N° 1314 | Le 29 mars 2022 | Espace du lecteur (accès libre)

Être de gauche n’est pas à la mode ! Être travailleur social non plus !

Thèmes : Formation, Politique

C’est quoi être de gauche ? Amar et Delorme en donne une idée dans leur ouvrage : «  Être de gauche, c’est se réclamer du progrès et de l’idée qu’un individu peut se transformer au cours de la vie et qu’il n’est pas le fruit d’une hérédité figée de toute éternité   » (1). Cela sonne comme les principes humanistes de respect inconditionnel de la nature humaine et de ses aspirations singulières de Carl Rogers ou Abraham Maslow pour qui l’individu a un potentiel en lui, pour peu qu’on lui donne les capacités de l’exploiter. Alors, peut-être que le travail social est de gauche et comme la gauche est en crise, le travail social aussi ! à y regarder de plus près, nous serions guidés par des mêmes valeurs, mais l’application de ces valeurs à la société voit naitre nos différences. à gauche : l’abolition de la peine de mort, les RTT, mais la loi travail El Khomri… à droite : le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, la retraite, la suppression de l’ISF, mais la loi sur l’IVG… Au gauche, Michel Rocard fait voter le Revenu minimum d’insertion, en définissant la dignité humaine à travers les moyens donnés aux personnes de subvenir à leurs besoins : «  La solidarité n’est pas la bonne conscience de la modernisation, elle est la condition de sa réussite. Parce qu’elle donne tout son sens au respect de l’autre, au respect de la dignité humaine  » (2). À droite, Martin Hirsch promeut le Revenu de solidarité active, déterminant la dignité humaine à l’aulne de la valeur travail : «  aujourd’hui, nous vous invitons à débattre d’une approche nouvelle, la solidarité active, pour réconcilier le travail et la solidarité, et pour réduire la pauvreté en se fondant sur le socle le plus précieux : le travail, donc la dignité  » (3). Alors que pour Robert Castel (4), les plus exclus sont des surnuméraires soumis à des causes structurelles.
Droite ou gauche, c’est le discours politique qui intègre ou exclut, qui formate l’image des publics accueillis mais aussi des professionnels. Encourager et soutenir les exclus amènent nécessairement à valoriser les professionnels dédiés et à mettre en avant un métier prestigieux. Au contraire, jeter l’opprobre sur eux, en les accusant d’être seuls responsables de leur situation ouvre la voie à la désapprobation collective d’un assistanat mythifié favorise et délégitime les professionnels du social. Et pour quels effets ? Aujourd’hui, les discours néolibéraux, promouvant la start-up nation, le «  si tu veux tu peux  », la gestion comptable de l’exclusion, le «  il suffit de traverser la rue  » pour s’en sortir démontrent l’incompétence des politiques et leur méconnaissance des publics accueillis et des mécanismes des problématiques sociales. Quand Rutger Bregman affirme que «  celles et ceux qui défendent l’être humain, enfin, sont constamment moqués et méprisés. Ils seraient naïfs et stupides  », il nous rappelle aussi que «  nous devenons ce que nous enseignons  » (5).
Comment en est-on arrivé à voir s’étioler les vocations de jeunes professionnels dans la sphère de l’aide à autrui ? En 1990, on comptait dans mon institut mille postulants pour quarante places d’étudiants assistants sociaux. En 2021, soixante postulants pour les mêmes quarante places ! Une étude datant de 2016 confirmait déjà ce déclin (6). Tandis que les diplômés sociaux de niveau inférieur augmentent, le Diplôme d’État d’Assistant Social passe du 2nd au 5e rang des diplômes les plus attribués dans le social.
Mais l’Assistant de service social n’est pas le seul dans cette situation… Nous manquons d’éducateurs, d’auxiliaire de vie, de médecin, d’infirmière. Toute la sphère de l’aide à la personne, à tous les niveaux est impactée par la politique du chiffre et de la compétitivité. Parce qu’il est difficile d’être compétitif en travail social et médical et que ce n’est pas son objet. Nous préparons notre propre abandon futur. Ce que nous décidons aujourd’hui, nous en assumerons les conséquences demain. Et quand je serai très vieille, et très vulnérable, je ne veux pas être abandonnée du médical ou du social. Je ne veux pas être prise en charge par des pseudos services, guidés par des valeurs mercantiles plutôt que des valeurs humanistes.
Je dirais qu’on se tire une balle dans le pied à tourner en rond autour de ce qui ne va pas alors même que tant de professionnels parviennent à exercer dans des conditions qu’ils distordent pour qu’elles soient satisfaisantes, faisant preuve d’innovation, de créativité et de bienveillance entre pairs. Nos propres discours s’ils sont le reflet d’une réalité, sont aussi un bon moyen d’écarter toutes les bonnes volontés.
Oui, les revalorisations ne sont pas à la hauteur de la reconnaissance attendue. Mais je suis convaincue que l’argent ne peut être la seule motivation pour exercer ce métier. Il faut bien plus : une empathie naturelle (elle ne se monnaye pas), une capacité à travailler dans le cadre et un peu hors du cadre, la conviction que nos métiers peuvent changer le monde, des aptitudes à la résistance contre tout ce qui aggraverait les inégalités sociales de nos publics. Il me semble que cela va bien au-delà de nos trois années d’études. Il s’agit d’une philosophie de vie, une manière d’être en société qui prend ses racines dans un discours familial, social et politique. François Taddei estime aussi «  qu’il faut passer d’une logique de compétition centrée sur les savoirs d’hier à une logique de coopération pour relever les défis d’aujourd’hui en s’appuyant sur les savoirs d’hier […] cette capacité à coconstruire ensemble, à s’intéresser aux plus vulnérables, en essayant de trouver des solutions qui nous permettent à tous de nous en sortir, me semble essentiel   » (7).
Et l’école dans tout ça ? N’enseignons-nous pas l’indifférence au sein de l’école ou dans nos propres foyers ? Je connais un petit collège (privé, moi qui suis passionnée par le service public !) qui décloisonne chaque vendredi après-midi pour une immersion de ses élèves dans la société : un groupe ira palabrer avec les résidents de l’EPHAD voisin, un autre lira des histoires aux enfants de la crèche, d’autres encore s’attèleront à la rénovation des salles de classe : poncer, clouer, laver, peindre… le tout dans une ambiance naturelle de bienveillance et le souci du bien public/collectif. Pour faire société, il y a nécessité d’entretenir la cohésion sociale et elle ne se décrète pas. Elle se nourrit de symboles, de discours valorisants, de pratiques du quotidien, alimentant un socle de valeurs citoyennes.
Bref, si nous voulons une société humaniste, nous devons en prendre la responsabilité, œuvrer pleinement à tous les niveaux et tous les jours. Il n’y a pas de raison de laisser la voie libre aux discours d’intolérance et d’obscurantisme. Nous avons aussi le droit et le devoir d’exprimer des valeurs de fraternité et de solidarité universelle.


(1) Amar, C., & Delorme, M.-L. (2017). Qu’est-ce que la gauche ? Huffingtonpost. (2) Rocard, M. (1988). Déclaration de politique générale de M. Michel Rocard, Premier ministre, sur le programme du gouvernement, à l’Assemblée nationale le 29 juin 1988. Paris : Vie publique. (3) Hirsch, M. (2008). Discours de Martin Hirsch sur la création du Revenu de Solidarité Active (à l’Assemblée Nationale, le 25/09/2008). Paris : Politique nationale de lutte contre la pauvreté. (4) Castel, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale. Paris : Gallimard. (5) Bregman, R. (2020). Humanité. Une histoire optimiste. Paris : Seuil. (5) DREES. (2006). Résultats et études Les étudiants et les diplômés. Paris : Ministère de l’emploi. (7) Taddéi, F. (2022, 01 01). France Culture. La coopération est l’avenir de la société. (C. Broué, Intervieweur)