N° 1264 | Le 7 janvier 2020 | Critiques de livres (accès libre)

En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic

Antonio A. Casilli


Éd. Seuil, 2019 (399 p. – 24 €)

Thème : Relation

Boulot pas robot

Chaque époque produit ses mythes. Antonio A. Casilli déconstruit l’une des prophéties contemporaines les plus radicales dans un ouvrage solidement argumenté : le grand remplacement technologique qui condamnerait près de la moitié des professions bientôt remplacées par l’intelligence artificielle.
L’auteur démontre d’abord que l’innovation technologique ne nuit pas forcément au travail humain. Si la Corée du sud compte 531 robots pour 10 000 salariés, contre 127 en France, la première possède un taux de chômage de 3,4 %, contre 9,6 % pour la seconde. Certes, l’informatique traite une succession d’instructions à une vitesse phénoménale mais elle souffre d’un défaut rédhibitoire : elle ne fonctionne que si elle est instruite, se montrant parfaitement incapable de discernement et de jugement. Seuls les humains accomplissent le travail que les entités logicielles ne peuvent effectuer : reconnaître des formes et des images en mouvement, lire des textes ou interpréter des commandes vocales, nécessite l’intervention d’une myriade de tacherons indispensables pour nettoyer et affiner, trier et hiérarchiser. Ces petites mains, recrutées dans les pays les plus pauvres, sont regroupées dans de véritables centrales de micro-travail ou à domicile pour exécuter des tâches computationnelles fragmentées et standardisées. Travaillant sans protection sociale, ni convention collective et hors de toute règlementation, elles sont sous-payées et précarisées.
Mais les consommateurs sont eux aussi sollicités, se voyant confier des opérations de production de données, de gestion des améliorations, de calibrage d’algorithmes. Si certains de ces « produsagers » vivent leur implication sur un registre hédoniste, de plus en plus d’usagers « travaillistes » demandent à être requalifiés comme salariés ou au moins dédommagés pour le travail social fourni. Une telle rémunération de leurs contributeurs rendrait alors le modèle économique de ces réseaux proposant un accès gratuit, non viable. Ce digital « labor » est en train de brouiller les frontières, le professionnel et l’amateur se confondant, travail et loisirs devenant indiscernables. De fait, l’activité numérique s’est muée en un atelier clandestin mondialisé dominé par la volatilité des tâches confiées et la flexibilité du travail accompli, l’assujettissement à la notoriété et l’enchevêtrement entre sphère privée et publique.

Jacques Trémintin


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