N° 1315 | Le 12 avril 2022 | Par Malika Delaye, coordinatrice dans une Maison des adolescents et chargée de mission aux Ceméa | Échos du terrain (accès libre)

Des racines et des liens : du travail magnégné à l’interculturalité

Thèmes : Éthique, Pratique professionnelle

«  Magnégné  » qualifie ce qui est très moyen. Expression utilisée fréquemment à Mayotte qui désigne tout ce qui est réalisé au rabais ou tout du moins pas à la hauteur de ce qui peut être espéré. Réussir à travailler ensemble ne va pas de soi, les malentendus culturels sont fréquents dans l’intervention sociale. Le temps de réflexion et de concertation est de plus en plus réduit. Alors, on bricole avec les moyens réduits dont on dispose et le travail social devient «  magnégné ».

Chaque communauté se caractérise par son langage, ses rites et ses traditions. D’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, mais aussi d’un groupe à l’autre, les codes culturels diffèrent. C’est ainsi que les sujets se reconnaissent et s’identifient, dans le commun de leur groupe d’appartenance et dans la différenciation des autres. Les cultures familiales, d’entreprise, de métier… constituent des valeurs et des comportements qui peuvent permettre tant de se rattacher, que de se distinguer. C’est parfois en s’éloignant, en sortant de sa zone de confort, en se confrontant à une expérience nouvelle sur un territoire pas ou peu connu, que l’on parvient à prendre conscience des leviers et des freins à la rencontre de l’autre.
Être travailleur social à Mayotte, c’est être quotidiennement en situation d’acculturation des pratiques. Tout d’abord, par les spécificités liées à cette petite île, située à 10 000 km de Paris dans le canal du Mozambique. Colonie française à partir de 1841, lors de son achat à un sultan malgache, Mayotte devient Territoire d’Outre-Mer en 1946 avec les autres îles des Comores. Quand ces dernières réclament l’indépendance en 1974, Mayotte choisit de rester française et obtient en 2011 le statut Département d’Outre-Mer.
Pour répondre aux besoins sociaux du territoire et à une mise aux normes induites par la départementalisation, de nombreux dispositifs se développent, mais un grand nombre de postes restent vacants. Si, entre 2013 et 2021, les acteurs de l’intervention sociale et médico-sociale recensent 4 000 recrutements (1) dans le secteur, les compétences nécessaires à la mise en œuvre des services manquent. Très peu de diplômés des secteurs sanitaire, social et médico-social sont originaires de l’île. Pour se former, il faut quitter le territoire et réussir une formation parfois en situation d’isolement important. Ce n’est qu’en 2016 qu’un centre de formation en travail social ouvre ses portes et permet progressivement de former localement des travailleurs sociaux sur des promotions très réduites. Des appels à projet sont diffusés, mais le territoire dispose de peu de ressources humaines locales en capacité d’y répondre et de les piloter. L’argent arrive, mais peine à être redistribué.

S’entendre sans s’écouter

Il n’existe pas de socle suffisamment solide sur lequel s’appuyer en vue des changements culturels. L’absence de références communes locales engendre un bricolage des pratiques qui ne peuvent se reposer sur une culture métier ou une culture d’entreprise.
Les difficultés de rencontres entre les cultures locales et celles de la France métropolitaine sont nombreuses. Le passé colonial y engendre des rapports de domination peu, voire pas reconnus. Peut-être dans un souci de défense de la revendication historique à Mayotte de rester française (seul moyen de se séparer de l’Union des Comores). Ou dans une réponse inévitable, générée par une soumission à l’autorité du blanc sur le noir, intégrée par la domination coloniale telle que définie par Gramsci et Fanon : «  domination qui ne repose pas seulement sur la coercition par l’usage systématique de l’appareil punitif de l’État, mais également sur des principes de consentement, rendus possibles par l’organisation culturelle d’une telle domination [la colonialité]   » (2). La culture dominante, issue du pays colonisateur, empêche la véritable rencontre. Pour réussir, il faut parler français et faire sienne l’histoire de France, dans un territoire où les gaulois n’ont jamais mis les pieds.
Les professionnels de l’intervention sociale présents sur le territoire sont pour beaucoup en début de carrière, notamment des métropolitains en recherche de premières expériences. Ces professionnels venus d’ailleurs prennent souvent leurs postes dans l’incompréhension de la culture et des traditions mahoraises. Les codes culturels sont différents et les rencontres sont complexes. De l’argent, des murs mais pas de ressources humaines adaptées : un développement social «  magnégné  » !

Des passerelles

Quelques acteurs engagés sur l’île s’organisent pour faire du lien entre eux et partager les cultures. L’association «  Fikira de Mayotte et d’ailleurs  » (3) réunit des professionnels de différents champs et disciplines. Fikiri c’est penser en shimahoré (une des langues locales). Réfléchir à plusieurs, partager des pensées et laisser des traces, cela demande de créer des espaces où les cultures se rencontrent dans la réciprocité. L’association organise des groupes de travail, projections-débats, colloques… En invitant les acteurs de la santé, de la santé mentale, du social et de l’animation à se rencontrer sur différentes modalités, elle leur offre la possibilité de se voir, se parler, se connaître et se reconnaître.
Face au professionnel expert dans telle discipline, comme certains médecins ou psychologues, les multiples champs et savoirs qui inspirent les pratiques du travailleur social peuvent biaiser les rapports, dans une relation de domination parfois inconsciente. La culture commune est la culture dominante et ne laisse pas de place à la singularité. C’est souvent inconsciemment qu’elle est consentie, de la même manière que dans les pays colonisés. Dans le cadre du travail en réseau, la rencontre est souvent chaotique. Chacun parlant un langage que l’autre ne peut décoder ou qui est mal interprété et source de malentendu. On ne se comprend pas, on ne se connaît pas, on se méfie, on ne communique pas assez. Alors, on crée un énième groupe de travail, pour essayer de comprendre qui fait quoi, où et comment. D’état des lieux en état des lieux, la rencontre n’a pas toujours lieu : chacun expose ses actions tour à tour, mais personne n’ose mettre en débat ce qui est présenté, ne s’en sentant probablement pas la légitimité.
Pour se parler, il faut se comprendre. Pour partager des cultures il est donc important d’en comprendre le langage. L’interculturalité suppose une relation de réciprocité entre plusieurs cultures. Elle est source d’enrichissement des savoirs et pratiques. Le temps imparti à la mise en place de ces dynamiques peut paraître long pour les acteurs sociaux, souvent pressés par les pouvoirs publics de rendre visibles des résultats. Cependant, prendre le temps de s’imprégner d’une culture, d’observer, de rencontrer, de partager un langage, d’interroger ses propres valeurs et de reconnaître celles de l’autre, est un gain de temps pour dépasser les cloisonnements ou rapports de domination qui empêchent le travail ensemble.


Condensé d’un article rédigé dans le cadre d’un DEIS (1) Quotidien Mayotte Hebdo. Flash Info du 17/05/2021 (2) De Gramsci à Fanon, un marxisme décentré. Hourya Bentouhami-Molino. Actuel Marx 2014/1 (n° 55), pages  99 à  118 (3) https://fikiramayotte.wordpress.com/