N° 1312 | Le 1er mars 2022 | Par Alex, éducatrice spécialisée en DITEP | Espace du lecteur (accès libre)

Coup de colère

Thèmes : Usure professionnelle, Conflit

Ceci est la lettre d’une éducatrice, d’une «  petite  » éducatrice loin des grands penseurs qui, dans leurs bureaux, nous commandent, nous dirigent et nous ordonnent de faire plus avec moins.
Sur mon établissement, il n’y a plus de présence de professionnel entre 7 heures et 22 heures, auprès d’adolescents dont les troubles les empêchent d’être «  bien comme il faut  », d’être «  normaux  », d’être «  bien sous tous rapport  ». Ceux qui sont abîmés et à qui on demande désormais, plus d’intégrations dans les milieux dits «  ordinaires  ».
Ô non pas qu’ils en soient incapables, bien au contraire, mais pour ce faire, ne devrions-nous pas nous en donner les moyens ? «  Bien entendu !  », me direz-vous. «  Evidemment !  » vous esclafferez-vous. «  Alors, où en sommes-nous ?  » vous demanderais-je !
Il y a, semble-t-il dans notre situation, beaucoup de similitudes avec les domaines scolaires ou encore hospitaliers qui se battent, eux aussi, contre ces manières de gouverner et de diriger qui en laissent plus d’un dubitatif.
Je ne prétends aucunement connaître quoi que ce soit à la gestion, aux finances et autres gouvernances. Mais, vous qui êtes si loin du quotidien, de la «  vraie vie  », de ce qu’il passe à vos pieds, Mesdames et Messieurs les penseurs, les gestionnaires, les financeurs, soulevez donc vos chaussures pour voir qui vous écrasez.
Car, oui, tout est question de finances, de prix de journée, de tarif aujourd’hui, même lorsque l’on parle de l’humain. Les «  grands  » organismes et autres associations se font «  bouffer  » alors qu’en sera-t-il des «  petits  ». Ceux qui sont nés par le cœur, pour tendre la main à ceux qui n’avaient rien ? Ceux nés d’un orphelinat qui sont devenus une association à but non lucratif, ceux qui ont évolué avec leur temps et la société mais qui ne s’en sortent plus parce qu’on leur coupe les vivres, les moyens et les finances. Que vont devenir ces structures nées pour aider l’autre, l’être humain, celui qui n’a pas toujours demandé de l’aide mais qui a su la saisir quand la main lui a été tendue. Car n’oublions pas que l’être humain n’est rien sans l’autre, sans son frère. Peu importe sa nationalité, sa couleur, ou sa croyance, nous sommes tous citoyens du monde.
Partant de ce constat, que ferions-nous pour un ami, un proche, un père, une sœur dans le besoin ? Le laisserions-nous «  crever  » la bouche ouverte, sans rien faire ? Si nous laissons parler nos cœurs, que ferions-nous ? Et si le temps était révolu de penser avec la caboche si tant est que certains sachent s’en servir. Si le temps était revenu de penser avec votre cœur, avec votre part d’humain, bien caché sous vos belles fringues, derrière vos belles voitures, sous ces amas de fioritures qui ont masqué votre humanité si tant est que vous en ayez eu une, un jour !
Et si nous revenions à l’essentiel ? Si nous nous posions deux secondes, pour observer ce qui se passe de manière concrète ? J’exerce dans un établissement scolaire spécialisé, accueillant des adolescents dont les troubles du comportement psychiques ou encore relationnels les empêchent, à un moment T de leur vie, de suivre un cursus scolaire ordinaire. Ils sont alors orientés par la MDPH dans un établissement spécialisé dans lequel exercent des professeurs, des éducateurs, des thérapeutes et des psychologues. Tous vont travailler de concert, avec les jeunes et leur famille pour proposer un accompagnement adéquat et au plus près des besoins, avec comme objectif de leur permettre, pour un certain nombre, de pouvoir reprendre un cursus «  ordinaire  », en intégrant un collège, un CAP ou un apprentissage. Jusqu’ici tout va bien, nous savons ce que nous avons à faire, et comme nous croyons en ces jeunes, nous sommes ambitieux pour eux et leur avenir. Non, Mesdames et Messieurs, ce ne sont pas des rebus de la société, nous parlons toujours ici de vos frères, de vos enfants pour autant que vous daigniez les regarder ainsi. Ces gamins taxés «  d’handicapés  » et montrés du doigt parce qu’ils ne sont pas «  normaux  ».
L’accompagnement de vos enfants, se fait de plus en plus difficilement, nos financeurs n’ayant de cesse que de supprimer un poste par ci, un autre par là… mais sans jamais réduire le nombre de jeunes accueillis. La qualité de l’accompagnement laisse place au rendement. Tout est une histoire de fric, même lorsqu’on travaille avec l’humain. Vous vous direz certainement, encore une qui se plaint, une de plus. Mais chaque goutte d’eau remplit le vase et un jour le vase débordera. Il est temps d’y prendre garde, car c’est là que le changement débute. Il est l’heure de laisser place au changement, à l’évolution de nos professions, celle des éducateurs, des thérapeutes, des professeurs et des psychologues, qui ne cessent de faire le boulot avec le cœur, mais qui sentent doucement ce cœur se briser lorsque le manque de moyens leur fait accumuler des heures ou lorsqu’ils constatent que les gamins, pour lesquels ils œuvrent tous les jours, n’ont plus de place en Centre médico psychologique par manque de psychiatres. A quand l’ouverture de structures qui permettent l’accueil de ces jeunes qui n’ont leur place nulle part ?
Que se passe-t-il lorsque sur un groupe d’internat, onze adolescents envahis par leurs troubles, vivent au quotidien, tous ensemble mais que l’accompagnement par des éducateurs débordés perd de son sens. Deux groupes d’internats, deux éducateurs et un apprenti sur chaque groupe. Génial vous direz-vous, ils sont trois pour accompagner chaque semaine ces onze jeunes de 7 heures à 22 heures tous les jours de la semaine. Que se passe-t-il lorsque l’apprenti part en formation ou en stage plusieurs semaines ? Les deux éducateurs en poste vont bien s’en sortir, et au pire nous tirerons sur la corde en faisant intervenir les éducateurs de l’autre groupe pour faire souffler les premiers. Mais lorsque les seconds seront épuisés, que se passera-t-il vous demanderez- vous peut-être ? Nous demanderons aux premiers éducateurs de venir en renfort faire souffler les seconds. Et c’est alors le cercle sans fin, le cercle vicieux, l’épuisement petit à petit, l’essoufflement grandissant et la patience qui en prend un coup.
Et alors soit la corde sur laquelle nous avons tiré lâchera, soit le bout de celle-ci arrivera bien plus vite que vous ne le pensez. Car oui quand la corde cède, les premiers à en pâtir se sont bien les personnes que nous accompagnons au quotidien. Comment faire un bon accompagnement quand les équipes s’essoufflent, se fatiguent ou se mettent en arrêt ?
L’éducation spécialisée, mais enfin, cette vieille utopie née d’un idéalisme assourdissant jadis, n’a plus lieu d’être aujourd’hui. Et bien si, car la société est ainsi, formée d’êtres qui auront besoin tôt ou tard d’une aide, d’un accompagnement, d’un soutien de la part de leurs semblables. Si le sens premier de l’éducation spécialisée était bien celui-là quelques années auparavant, qu’en est-il aujourd’hui ? Cette profession que personne ne connaît, car il ne faut surtout pas parler de ces petites fourmis qui travaillent comme elles peuvent, pour rendre la vie un peu plus douce à ces enfants qui souffrent de leurs propres difficultés. N’avez-vous jamais eu de difficultés dans vos vies ? Et si vous faites le point, n’avez-vous pas bénéficié de l’aide d’un semblable à un moment donné de votre vie. Et pourquoi est-il si difficile d’admettre que nous avons tous, à un moment donné de nos vies, eu besoin de soutien ?
Et si Mesdames, Messieurs, les «  penseurs  » vous laissiez une petite place à ceux qui savent panser. Ceux qui font avec le cœur car avant de panser ils savent eux aussi faire marcher leur «  caboche  ». Et oui les beaux panseurs ne cessent de réfléchir, c’est même leur quotidien.