N° 1270 | Le 31 mars 2020 | Par Marion, éducatrice spécialisée en protection de l’enfance | Espace du lecteur (accès libre)

L’angoisse décuplée des plus fragiles

Thèmes : Pratique professionnelle, Maladie

Je ne suis pas infirmière, mais aujourd’hui j’irai travailler, comme dans les jours à venir. Les uniformes ce n’est pas notre truc, d’ailleurs je n’aurai pas de masque, ni de blouse.

Vous savez je m’occupe des invisibles, ceux que la société refuse de voir et de prendre en compte 365 jours de l’année. Les cas soc, les enfants de cas soc, les clodos, les fous, les sans-papiers, les handicapés, ceux qui fraudent les aides de l’État, ceux qui sont fainéants, oui tout ceux-là.

Ce matin, je vais rassurer tous ces jeunes qui ont quitté l’Afrique en voyant leurs parents de faire assassiner. Je vais les rassurer en leur expliquant que non, ici nous ne sommes pas en guerre. Au Mali, oui, nous sommes en guerre.

Aujourd’hui il va falloir éponger toutes les angoisses de ces personnes déjà fragiles.
Oui, il faudra expliquer aux sans-abris qu’ils doivent rester confiner.
Il faudra gérer des groupes de 10 enfants avec des troubles divers et variés qui enverront voler les jeux de carte à la quatorzième partie de Uno.
Il faudra penser à cette famille de quatre enfants dans 42 m² au 6e étage, dans la banlieue du nord.
Il faudra prendre la voiture en urgence pour séparer cette bagarre en appartement.
Il faudra contacter les psychologues par téléphone pour nous aider à apaiser des angoisses.
Il faudra aussi continuer de rendre visite à ces jeunes de 16 ans seuls à l’hôtel. Oui, le Conseil général a trouvé que c’était moins cher, et si on peut faire des économies sur le dos des enfants, allons-y.
Il faudra leur demander de ne pas se coller dans le canapé, pendant qu’ils regardent Netflix.
Il faudra contenir l’angoisse de ces jeunes qui sont sous le coup d’une «  obligation de quitter le territoire français  » et qui voient le pays se transformer en Etat militaire. La peur de sortir, même pour faire des courses vitales, la vraie peur, celle qui met des sueurs et la boule au ventre.
Il faudra penser à ces enfants, qui redoutent chaque soir de rentrer de l’école, car ils savent qu’ils prendront des coups. Il faudra y penser, car désormais ça sera tous les soirs. Il y aura des drames.

Il faudra expliquer aux jeunes qu’ils ne peuvent pas faire un footing à deux mais qu’on nous laisse vivre à douze dans une maison. Il faudra entendre qu’ils ne comprennent pas.
Alors oui, il faudra réinventer les rapports humains, les aider à poser les téléphones pour découvrir les jeux de société. Mais d’abord, on doit leur expliquer qu’ils n’ont plus le droit de voir leur famille. Parce que l’activité les aide chaque jour à supporter leurs histoires. Le vide va les rendre fou. La solitude va les tuer.
Donc ce soir je repars travailler, jusqu’à 23 heures, avec un spray aux huiles essentielles, et notre inventivité, nos seuls outils.