N° 1260 | Le 29 octobre 2019 | Entretien avec Laura Godefroy, éducatrice spécialisée en protection de l’enfance et Jérôme Beaury, formateur à l’IRTS Normandie Caen | Échos du terrain (accès libre)

Donner la parole aux enfants placés, au-delà de « l’étiquette »

Les rencontres entre anciens enfants placés et enfants encore placés sont suffisamment rares pour que l’on s’intéresse à ce qui s’y dit et comment chacun en ressort. Récit

Comment est née l’idée de cette rencontre ?

Laura Godefroy : Je suis allée vers Jérôme Beaury aussi connu sous le pseudonyme de Pierre Duhamel, auteur du livre Le Bal des Aimants. Je voulais m’appuyer sur ma forte expérience de terrain en foyer éducatif et sur son vécu d’ancien enfant confié, pour imaginer ensemble une rencontre auprès d’un groupe de jeunes adolescents placés en institution. Sur le terrain, la proximité nous amène constamment à faire des constats. Le mien est que ces jeunes vivent dans l’incertitude et mettent en place des comportements de mises en danger. En tant que travailleurs sociaux, nous sommes riches de savoir-faire et de savoir-être. Ces compétences sont en lien avec notre parcours de formation, mais aussi, notre histoire personnelle. Au fil des échanges entre les jeunes et l’équipe éducative, ressort souvent ; «  Tu ne peux pas comprendre, tu n’as pas été placé  ». Effectivement, notre discours ne leur paraît pas toujours concret. L’empathie ne suffit pas. Nous sommes en continuel questionnement quant à nos actions et nos incompréhensions. C’est pourquoi, j’ai décidé de permettre à ces jeunes de rencontrer un ancien jeune placé.

Jérôme Beaury : En tant qu’ancien enfant placé, je cherchais une façon de venir en aide de quelque manière que ce soit à ces jeunes souvent incompris et dépassés par leurs problématiques quotidiennes. L’opportunité proposée par Laura était une réponse qui me convenait beaucoup. Je l’ai acceptée avec enthousiasme.

Que cherchiez-vous à obtenir ?

Laura Godefroy : Ce projet avait pour objectif de permettre aux jeunes d’échanger sur leurs ressentis et leurs craintes, de bénéficier d’un dialogue plus concret et d’élargir leur vision de l’avenir et de tous les possibles qui s’ouvrent à eux, permettant à certains de retrouver le goût de l’envie. Cette expérience avait pour nous, travailleurs sociaux, l’ambition d’obtenir de nouvelles pistes de compréhension.

Jérôme Beaury : Nous avons utilisé une pièce au sein de l’accueil de jour de l’un des six foyers éducatifs gérés par l’Association Calvadosienne pour la sauvegarde de l’enfant à l’adulte. La libre adhésion était le point de départ à cette rencontre. L’ambiance y fut d’emblée décontractée. Les règles furent posées d’emblée : écoute, accessibilité, pas de tabou, égalité. Les objectifs rappelés : apprendre à nous comprendre et nous rapprocher les uns des autres.

Comment s’est déroulée cette rencontre ?

Laura Godefroy : Après leur avoir présenté le livre, j’ai organisé un temps novateur entre mon équipe éducative, l’auteur et les jeunes, sur le thème de la place des jeunes placés dans la société de demain. Au-delà de ce que nous avions pu penser, certains jeunes ont souhaité participer à l’organisation de ce temps d’échanges. Nos attentes ont été atteintes, je l’ai constaté lors des échanges, mais surtout, lorsque des jeunes sont venus nous remercier personnellement après ce moment d’une grande richesse. Et pourtant avec leurs inquiétudes de départ, rien n’était gagné ! Par exemple, les jeunes ne voulaient certainement pas rencontrer Jérôme et se voir infliger une leçon de morale ! Leur exprimer la grande disponibilité et la simplicité de l’auteur a été absolument nécessaire. C’est un point que nous avons travaillé aussi en équipe avant la rencontre afin d’être tous cohérents les uns envers les autres. Jérôme a donc parlé de son parcours comme un parcours parmi tant d’autres et non assis sur une supposée supériorité. Chacun doit trouver le sien, Jérôme en a simplement fait une force. Leurs inquiétudes passaient aussi dans la difficulté d’exprimer leurs ressentis et même de prendre la parole en groupe ou encore d’être jugés.

Jérôme Beaury : J’ai trouvé là des jeunes en quête d’avenir avec beaucoup d’incertitudes. Très ouverts et pertinents, j’ai pu mêler ma vision à la leur : fugue, étiquette, collectif, scolarité, attentes familiales, consommation, le «  bon ou le mauvais éduc  », la question de la référence éducative, ont été abordés. Et ces jeunes ne m’ont pas épargné, profitant de mon expérience afin de se projeter plus facilement dans leur futur. Ayant bien saisi l’opportunité qui leur était offerte, ils m’ont forcé à puiser dans ma mémoire ainsi que dans le travail que j’ai dû faire pour m’en sortir : «  Est-ce que tu vois toujours ta famille, ta mère surtout ?  », «  Comment as-tu pu échapper à la prison ?  », «  Quels sont les autres leviers que l’école pour s’en sortir ?  », «  D’où t’est venue l’idée d’écrire ton livre  », «  pourquoi es-tu devenu formateur en travailleur social  » Le sans tabou n’empêche pas les gênes, et l’équipe éducative présente et moi-même avons pu rassurer puis essayer de dédramatiser certains propos qui auraient pu déranger certain (es) jeunes. Par exemple, la question de la consommation de stupéfiants qui reste un jeu pour certains jeunes et une réelle difficulté pour d’autres. Ou encore la question de la scolarité qui reste très «  aléatoire  » en fonction des projets de chacun. La sexualité et la question des abus sexuels qui touchent beaucoup de jeunes et qui sont vraiment difficiles à aborder. Je n’ai pas hésité à leur parler de mes expériences sur ce sujet, ayant été abusé moi aussi. Bien sûr, la question de la chance de «  tomber  » sur un bon éducateur est vite arrivée : silence dans la salle, tout le monde se sent concerné ! J’ai en effet eu des éducateurs plus intéressés par mon avenir que d’autres mais il s’agit là de stratégies relationnelles qui nous poursuivent tout au long de nos vies. Fort heureusement, notre secteur est largement composé de professionnels qui ne nous veulent que du bien ! Il faut leur faire confiance et les écouter ! Nous avons pu rappeler qu’il était important pour chacun de trouver sa propre manière de s’en sortir et qu’il n’y a pas de règles toutes faites : j’étais autant perdu qu’eux, mais c’est un ensemble d’éléments qui ont contribué à m’aider à avancer. L’avantage de rassembler ces jeunes est aussi de leur montrer qu’ils ne sont pas seuls, la bienveillance étant le maître mot de la rencontre. Les jeunes avaient besoin d’un vocabulaire adapté, d’une complicité, de se sentir écouté, égaux et surtout en confiance : «  Ils ont ainsi pu parler de leurs inquiétudes sur ce temps alors même qu’ils ne se l’autorisent pas toujours ailleurs  » ont pu remarquer les éducateurs. Le pari est donc gagné. C’est finalement un peu ce que mon ouvrage appelait à construire : un témoignage encore plus proche pour les personnes qui ne souhaitent pas le lire !

Quelle enseignements retirez-vous de cette expérience ?

Laura Godefroy : À en juger par l’engouement collectif, il apparaît que cette première expérience en appelle d’autres. Requestionner nos pratiques, créer de nouvelles dynamiques, être plus à l’écoute des besoins et permettre aux jeunes de se projeter davantage sont les objectifs à développer davantage.

Jérôme Beaury : La question de la place des usagers dans la professionnalisation des travailleurs sociaux est plus que jamais d’actualité. Ce travail de rapprochement et cette proximité nouvelle ne sont-ils pas une façon de nous remettre en question entre ce que nous croyons et ce qui est véritablement vécu ? Si l’écoute est le propre du travailleur social, qu’est-il advenu de notre humilité… ?