N° 1251 | Le 14 mai 2019 | par Alice Arnaud, éducatrice spécialisée en institut médico-éducatif (IME) | Espace du lecteur (accès libre)

J’y suis, mais je pars

Thèmes : Usure professionnelle, Handicapé

Je viens d’arriver devant la grille de l’IME dans lequel je travaille depuis dix ans. C’est la rentrée et il fait soleil. Je cherche du bout des doigts le bouton à presser pour que la grille s’ouvre. Elle a été réparée. Quelqu’un s’était englouti dedans. Comment ? Je ne sais pas. La grille s’ouvre. Elle fonctionne de la même manière que l’ancienne, la même couleur, on pourrait croire que rien n’est jamais arrivé mais pourtant ce n’est plus la même, quelque chose a changé, moi je le sais. J’ai le bide en vrac… Je me gare à ma place habituelle et fais un rapide état des lieux des collègues déjà arrivés, ceux sur qui je pourrai m’appuyer et ceux que je prendrai soin de ne pas croiser. Je suis la première à arriver sur l’unité. J’aime voir le groupe dans le calme, les choses à leur place, l’odeur du propre, le silence… Le sol est encore humide, Claire finit tout juste de passer la serpillière. Mon équipe arrive au compte-gouttes. Je suis contente de les retrouver, mais j’évite de croiser leurs regards. J’ai montré une fragilité en ne faisant pas le dernier jour de la sortie, et je sais qu’ils ont besoin de savoir… Est-elle de nouveau d’attaque ? Va-t-elle tenir ?

Je les plonge tout de suite dans l’organisation des plannings. Les enfants arrivent dans une heure et je ne lève pas la tête de mon ordinateur. J’imprime, des plannings, des programmes d’activités, du papier… Les chefs de services passent nous souhaiter une bonne rentrée, je ne croise pas les regards. J’y suis. Les enfants arrivent et la matinée va filer. Je les prends dans mes bras, les câline, les embrasse… Ils m’ont manqué. Nous avons partagé beaucoup ensemble et la peur que nous soyons séparés m’envahit. Je suis accueillante, souriante, rassurante. Je sais faire ces choses. Pourtant, rien ne reste, tout glisse. Je subis chaque instant. Je veux partir.
On m’appelle pour venir aider le papa de Paul. Il a pris sa matinée, car il sait qu’il va passer du temps ici, avec nous, à essayer de faire sortir son fils de la voiture. Ce papa est fatigué. Il a mis plus d’une heure à le faire entrer dans la voiture et maintenant Paul est assis à l’arrière et il ne veut plus sortir. Il est calme mais nous savons tous qu’il peut faire mal, très mal, et le corps de chacun d’entre nous se souvient. Je me revois dans ma propre voiture, il y a à peine une heure. À tour de rôle, nous allons essayer de l’aider à sortir. Une autre collègue arrive. Une faisant partie de ceux qu’il aurait mieux valu que je ne croise pas. Elle a sali tout ce pour quoi nous pouvons être fiers de notre métier. Elle ira chercher une biscotte ou plutôt un «  renforçateur  » mais c’est un échec. Il lui fait mal. Elle ricane. Elle n’arrivera à rien avec Paul, nous non plus d’ailleurs. Le temps passe et il va falloir le sortir. Je regarde mais je ne peux pas participer. Le papa le pousse, tandis qu’un autre collègue le tire. Ils le sortent et moi on m’arrache le cœur. J’écoute le papa, il ne sait plus quoi faire. Je crois qu’il attend que je lui dise quelque chose. Rien ne sort. Puis, il me sourit. Oui c’est ça, il se met à sourire pour ne pas pleurer… Il est en retard, on l’attend à son travail. Il file. Paul est assis à la table du groupe. Il ne voudra pas y bouger de la matinée et je demande à l’équipe de le laisser, de lui donner le temps dont il a besoin, nous le lui devons…

J’y suis. C’est l’heure du repas. Je sais que je tiens le bon bout. Dans une heure je serai en temps de préparation, c’est-à-dire seule, et je n’aurai plus à subir. En entrant dans le réfectoire, il tombe devant moi, Thomas fait une crise d’épilepsie. Je me mets par terre avec lui. Je viens placer sa tête entre mes mains pour qu’elle ne vienne pas s’entrechoquer avec le sol. Le carrelage est dur et froid. Je ressens chacune de ses décharges, son corps se transforme, son visage se crispe, et moi j’accueille la crise, je suis souriante, rassurante… Je sais faire ces choses. Pourtant, aujourd’hui je me serais bien laisser glisser, sur ce sol, auprès de lui, pour partir. La crise est passée, son corps devient lourd, il n’est plus là. Il urine, c’est ce qui marque la fin. Je le sais. Une flaque se forme et s’étend rapidement vers moi. Je n’essaie pas de me décaler, ça va trop vite, je le sens, l’odeur, l’humidité… Je suis pleine d’urine. Il y a des collègues autour qui aident, mais je suis seule. Je croise certains regards qui ont compris, qui savent que je ne suis plus là. Il est 13 heures, la collègue qui doit prendre mon relais n’est pas arrivée. C’est long, trop long… Je suis malade, mon corps ne tient plus. J’ai la diarrhée. Je me vide.

Dès qu’il en a été possible, j’ai quitté le groupe. Une fois seule je n’ai pas su comment continuer. Rapidement, je serai demandée plusieurs fois par le Directeur adjoint, les choses iront vite et seront irrémédiables. «  J’ai une mauvaise nouvelle. Nous ne pouvons plus accueillir Thomas. Son dossier de renouvellement MDPH n’a pas été correctement fait, il manque un document. Celui pour l’accompagnement en scolaire. Du coup, j’ai dit à Mme Carion de rentrer avec son fils, que nous ne pouvions pas l’accepter dans nos locaux sans son renouvellement fait. C’est la loi.  » «  Mais, il n’a pas de scolaire…  » «  Il faut tout de même que les instits remplissent le document.  » «  Mais, elles ne l’ont jamais vu.  » (Silence) Je peux remplir le document, expliquer que Thomas est un enfant polyhandicapé et n’a donc pas de scolaire. Très bien. Je suis sidérée. Je crois comprendre qu’un jeune ne sera plus accueilli pour une erreur administrative. J’écoute, mais je pense seulement au regard de la maman que j’ai croisée avant d’entrer dans le bureau. On frappe violemment au bureau, je sursaute. Je veux partir. C’est le directeur, il est furieux. «  C’est une plaisanterie ! Je vais faire une rupture de parcours parce qu’il manque un document dans un dossier ! Vous trouvez ça normal ?  » Il me regarde et il attend. Je ne réponds pas. Je me dis qu’il faut que j’attende, que ça va s’arrêter. Ne pas bouger devant le danger, seulement rester calme et espérer s’en sortir vivant. Je veux partir. «  Qui est responsable de cette situation ?  » Il nous regarde. Le directeur adjoint tente de donner une explication. Le directeur se détend et justifie son attitude colérique par l’absurdité de la situation. Mais, très vite, son visage se referme et son agressivité revient de plus belle. Il quitte le bureau en claquant la porte. Je sursaute. Je sors du bureau étourdie. Un dernier effort pour remplir ce document. Je retourne sur le groupe, explique brièvement la situation et demande à un collègue de rester avec moi. Il accepte. Devant l’ordinateur, je m’obstine à chercher le même document, que j’ai déjà rempli pour un autre, pour avoir un exemple. Marc me fait remarquer que nous n’en avons pas besoin car il suffit de noter qu’il n’y a pas de scolaire. Je persiste. L’absurdité de la situation m’empêche de retrouver mes esprits. Je suis confuse. Marc se décale et prend le clavier en main. Je cherche sur un autre ordinateur. Il me laisse continuer car il sait que je ne peux pas faire autrement. Nous finissons le document. Avec lui à mes côtés, j’ai pu continuer à être accueillante, souriante et rassurante… Enfin, non, je crois que je n’y arrive plus. Je ne sais plus faire. En partant, je le remercie et il comprend, je crois, que je ne reviendrai pas. J’y suis. Dans ma voiture, protégée par son habitacle, je suis épuisée. Tout n’est plus que rituels et automatismes. Le sens est perdu. Ils m’ont pris quelque chose de précieux. Quelque chose que je ne retrouverai peut-être pas… Je pars le cœur lourd.