N° 1244 | Le 5 février 2019 | Espace du lecteur (accès libre)

Correspondance

Thème : Travail social

À la diffusion du reportage sur France 3 (lire p.6), un éducateur spécialisé doctorant à Paris VIII imagine cet échange épistolaire entre une éducatrice dans un foyer d’urgence et Michel Foucault.

« Chère Isabelle,

Au vu des évènements récents je me permets de vous écrire, conseillé par un ami en commun. Je souhaiterais penser la complexité de l’expérience éducative, dans cet univers clos du travail social, en effectuant une correspondance avec vous.

Au regard de votre parcours professionnel en foyer d’urgence, relevant de la Protection de l’enfance, et cet «  amour  » du métier qui m’a été retranscrit, l’échange ne peut-être que bénéfique à une réflexion commune et constructive.

J’ai pu étendre une partie de mes recherches sur une étude critique de certaines institutions sociales comme le pouvoir carcéral ainsi que l’histoire de l’appréhension de l’expérience de la folie et j’émets l’hypothèse que «  l’enfant de l’ASE  » n’est que le produit d’une vaste entreprise de normalisation sociale. Une économie de punir en sorte, assujettissant l’enfant placé en produisant une confiscation de l’expérience de ce que je nomme, la conduite éducative parentale, par une juridiction «  spécialisée  ».

Mon travail d’archive dévoile une nouvelle manière de gérer l’expérience de la délinquance juvénile, laissant le champ libre à une nouvelle technologie punitive, celle du savoir sur l’enfance «  victime  » de la fin du xixe siècle et «  inadaptée  » du début du xxe siècle.

Historiquement, les hospices dépositaires accueillaient les enfants matériellement abandonnés, c’est-à-dire, les enfants trouvés, abandonnés et orphelins. Cette expérience de l’abandon comme une fatalité se retrouve complétée par une approche prophylactique de gestion de la délinquance. L’ère de la protection de l’enfance commence alors par cette tentative de normaliser la conduite éducative familiale avec l’adoption dès 1889 (1) du concept d’enfant moralement abandonné. Cet événement permet la conversion d’une gestion d’un reclus qu’était assigné traditionnellement à l’enfance, à une volonté de production d’un savoir sur l’objet. Des pratiques telles que le dépistage, l’enquête sociale, l’évaluation clinique voire éducative se développent alors et contribuent à professionnaliser le secteur de l’éducation spécialisée. La recherche de l’anomalie, qui fait que tel enfant peut devenir un enfant «  à risque  », devient une des pierres angulaires de la pratique éducative. Des centres d’observation et de triage, appelés aussi maison d’accueil, destinés au repérage des symptômes comportementaux se développent dès le début du xxe siècle, influencés par les travaux du psychiatre Georges Heuyer sur l’enfance anormale : «  Tel est, donc, bien défini le rôle que jouera la maison d’accueil : observer, trier, et, dans une annexe de l’établissement qui formera un centre de réadaptation, rééduquer. Le but initial étant de soustraire à la prison démoralisatrice et corruptrice des enfants qui ne sont pas vraiment pervertis (…) » (2)

Ce regard quelque peu décentré des évènements récents permet d’élaborer un dialogue constructif sur un sujet si vaste et épineux que s’avère être la prise en charge éducative d’enfants placés à l’Aide Sociale à l’Enfance. Toutefois j’ai conscience que votre récit d’expérience est fondamental pour comprendre la pratique éducative dans sa complexité.

Je souhaiterais donc correspondre avec vous pour mieux comprendre ce qu’éducation spécialisée veut dire. Dans l’un de mes ouvrages, je parle de votre fonction faisant office de juge de la normalité (3). Cette assignation mérite d’ouvrir un débat, au regard de la situation actuelle de la protection de l’enfance dans la production d’un reclus. Si je me fie à un chiffre émis dans le reportage un quart des sans domicile fixe sont d’anciens mineurs pris en charge par «  l’ASE  »…

Mon analyse ne prête pas à l’optimisme, je le concède, pour autant je reste persuadé qu’un Fernand Deligny sommeille en vous, les travailleurs sociaux. Vous ne faites pas cette profession pour l’argent, il doit y avoir une raison. Probablement allez-vous me narrer cette complexité du quotidien par un rapport presque dialectique entre l’horizon normatif institué et le façonnement de l’expérience d’un désir, celui d’éduquer, illisible dans les archives ?

Au plaisir de vous lire,
Michel Foucault.  »

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« Cher Michel,
Pour commencer je pense que votre analyse du social doit être étayée d’une lecture plus humanisante pour interpréter au mieux le quotidien éducatif dans un foyer d’urgence.

Pour commencer mon récit narratif, comment ne pas citer ma prise de fonction en février 1989 au centre d’accueil d’urgence de Saint-Vincent-de-Paul. L’équipe se composait de quatre éducatrices pour un service accueillant des enfants placés de 6 à 12 ans. Je me souviens des mots d’une collègue, préfigurant ce qui m’attendait lors de mon premier week-end : «  Isabelle, tu vas te retrouver avec une vingtaine de jeunes, toute seule et travaillant avec un agent de service, tu utiliseras la salle de jeux comme deuxième salle à manger.  »

Je me remémore cette grande lingerie où était classifiées les vêtures des enfants. On avait un accueil de douze enfants mais ils étaient généralement plus d’une vingtaine. Quand j’arrivais travailler le matin il n’était pas rare que je voie des matelas dans le couloir et la première chose que nous faisions c’était de regarder le tableau des effectifs. Le nombre d’enfants pouvait en effet varier considérablement la veille pour le lendemain.

Pour autant et je ne sais trop comment l’expliquer, malgré le nombre il y avait de la vie dans cet établissement et de l’entraide. Il faut savoir qu’il s’agissait d’un placement en urgence mais pour une durée de six mois, laissant le temps à un étayage éducatif et un travail d’orientation pour l’enfant. Bien sûr dans le cadre de l’accueil d’urgence, il y avait des enfants partant précipitamment, mais généralement on avait le temps de faire un véritable travail d’accueil et de préparation surtout, chose qui se fait moins à l’heure actuelle où tout va trop vite. Auparavant on prenait le temps de faire des visites au préalable pour aider le jeune à s’adapter à son nouvel environnement.

En effet, les discours des praticiens évoluent mais aussi des institutions, on parle de chiffres, on oriente, on ramène, on reprend. Pour vous dire, il y a des jeunes adultes qui venaient nous voir à saint Vincent de Paul qui étaient fiers de nous montrer ce qu’ils étaient devenus. De nos jours cette dimension éducative s’estompe, c’est inquiétant… Le temps pris pour choisir une bonne orientation, qui soit adaptée au besoin et désir de l’enfant est moins pris en compte.

La notion de triage que vous évoquez renvoie sans doute à votre problématique de recherche qui vous permet d’affirmer que la norme remplit la fonction éducative. Prenons le cas des mineurs non accompagnés par exemple et la vérification de leur minorité. Celle-ci s’exerce par le biais d’une évaluation sociale mais à une époque, c’était les tests osseux, une méthode contestée qui pose selon moi un véritable questionnement éthique. Si l’enfant est déclaré majeur il est «  éjecté  » de l’établissement. Que nos pratiques dépendent de cet état de suspicion généralisée renforce une vision déshumanisante, voire passive, de nos professions. En visant uniquement la gestion des reclus, comme vous le dites, sans affect, c’est révoltant !

J’ai vu des jeunes filles primo-arrivantes complétement déboussolées lors de leur arrivée dans l’institution, ne sachant déjà pas ce qu’il pouvait leur arriver. Du jour au lendemain, elles n’avaient plus rien, plus de protection, plus de droit… Quand je vois ces jeunes hantées par la peur du vide, j’essaie un peu de les remobiliser, leur donner des outils pour qu’elles puissent trouver des ressources à l’intérieur d’elles, leur donner une lueur d’espoir. Cet exemple symbolise un des paradoxes de notre profession, il faut arriver à exister face à ce quotidien qui peut paraître violent, voire destructeur pour l’enfant mais aussi pour l’éducateur.

Pour ce faire, il ne faut pas banaliser le socle éthique de notre profession : le lien éducatif, permettant ce moment de partage «  désinstitutionnalisé  » avec le jeune. Étonnamment, ce que je réponds toujours lorsque des personnes que je côtoie me questionnent sur la difficulté de mon métier, c’est cette richesse et cette énergie incroyables qu’ils nous transmettent.

Ils ont cette force au travers leur vécu, ils restent positif, arrivent à rire, à sourire et garder cette volonté d’exister dans une société qui les malmène. Cette force ils me la transmettent au quotidien, cela peut paraitre étrange mais c’est ce qui me fait aimer ce métier.
Isabelle  »

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(1) Loi sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés du 24 juillet 1889 et la loi du 19 avril 1898 sur la répression des violences, voie de faits, actes de cruauté et attentats commis envers les enfants.
(2) Revue Pour l’enfance coupable, n°7 de Décembre 1935, p. 5
Source BNF/GALLICA
(3) Foucault M. Surveiller et punir, éd. Gallimard, Paris, 1975, p. 311