N° 1215 | Le 19 octobre 2017 | par Ibtissam Bouchaara, éducatrice spécialisée, représentante du personnel à la Sauvegarde de la Marne | Espace du lecteur (accès libre)

Un silence glaçant

Après la mort de Denko Sissoko, un jeune mineur non accompagné dans un foyer de la Sauvegarde de la Marne, Ibtissam Bouchaara, éducatrice spécialisée et représentante du personnel, avait alerté sur les conditions d’accueil et de travail dans ce foyer (LS n° 1201 – 1207). Son employeur avait engagé une procédure de licenciement qui vient d’être rejetée.

La décision est tombée, fraîchement datée du 19 septembre, signée par le directeur adjoint de la Direction générale du Travail au nom de Madame la Ministre : «  Le licenciement de Madame Bouchaara est refusé. »  Une phrase aussi simple qu’inattendue, une procédure de neuf mois engagée par deux fois par l’employeur, estimant avoir été dénigré.

Pour ma part, je campe sur ma positon : la parole syndicale doit pouvoir être libre et critique, particulièrement après un drame tel que la mort de Denko. Libre de critiquer les conditions de travail des travailleurs sociaux. Libre de s’interroger sur l’accueil des mineurs non accompagnés sur nos territoires. Libre d’avoir une pensée qui va à contre-courant d’une politique générale austère et gestionnaire.

Ce combat a un prix, il me vaut des bleus à l’âme, mais il m’était préférable que l’écho de mes mots engendre ces ecchymoses, plutôt que le silence, une vraie nécrose. Cette victoire n’en est pourtant pas une. Je ne sors ni les cotillons ni les bulles. Je fus et reste sidérée, puisque, au fond, tout est champ de ruines.

Il n’y a toujours pas d’explication sur le geste de Denko, le procureur de la République a estimé que les conditions de prise en charge étaient suffisantes et n’a su déterminer s’il s’agissait d’un geste suicidaire ou accidentel. Denko a fait son retour au pays, froid, dans une soute, depuis presque neuf mois. Ses parents pleurent leur chair sans réponses à leurs questions. L’accueil des mineurs non accompagnés n’est pas repensé en profondeur : – Refus au faciès dans certains départements ; les refusés happent les rues et errent comme des ombres au gré de gestes citoyens et solidaires. – Difficile accès à la scolarisation, pas de prise en charge psychologique adaptée, aucun accompagnement à leur majorité et l’on voit dernièrement défiler sur le fil d’actualité de Facebook des articles qui alertent sur la marchandisation sexuelle de ces enfants dans nos grandes villes.

Protection de l’enfance, mais que t’est-il arrivé ? Il fut un temps où les travailleurs sociaux étaient si engagés que des assistantes sociales accueillaient pour Noël en leur maison des enfants qui se trouvaient dans des situations de détresse. L’éduc de rue était une référence incontournable dans un quartier, quant à l’éduc de foyer, une vraie béquille de survie. On s’est professionnalisé, certes, formé à exercer un savoir-faire avec de la distance, un peu trop même… Tout est devenu en quelque sorte distendu.

La discrétion professionnelle et le devoir de réserve sont les leitmotivs des centres de formation. Nous avons ainsi fini par intégrer qu’un bon travailleur social est celui qui se tait et se fait discret. Nous sommes devenus des apolitiques forcés. Un travailleur social qui se soumet n’est-il pas le mieux à même de faire accepter à l’accompagné son sort en silence ? Sommes-nous au service d’une mission ou simple exécutant d’un contrat de travail ? Voulons-nous être gérés comme une entreprise, ainsi supporter ce nouveau vocable qui parle de flux et de stock ?

Je ne prétends pas avoir de réponse claire sur l’état de notre corps de métier ou son devenir, mais je suis intiment convaincue d’une chose : les travailleurs sociaux sont, tous les jours, témoins des droits bafoués aux mineurs non accompagnés. Leurs silences me glacent.

Romain Gary écrivait : «  Ne jamais renoncer à défendre ces racines infiniment variées que le ciel avait planté dans la terre et aussi dans la profondeur de l’âme humaine qu’elles agrippaient comme un pressentiment, une aspiration, un besoin de justice, de dignité, de liberté et d’amours infinis  ». Cette phrase prend aujourd’hui tout son sens, reprenons donc la parole…