N° 1221 | Le 23 janvier 2018 | Espace du lecteur (accès libre)

Enfermés dehors

Thèmes : Protection de l’enfance, Mineur étranger

Si leur sort est scellé, alors je dois raconter leur histoire. Celle de trois minots : Jurgen, Adama et Ibrahim (faux noms). Albanais, Ivoirien et Soudanais (vraies nationalités). Débarqués au soleil il y a cinq mois même pas, présentés comme mineurs à l’Aide sociale à l’enfance.

Bon, on le sait, leur âge, c’est du déclaratif. Évidemment. Quoique certains s’étonnent encore qu’ils n’aient pas réussi à conserver leurs extraits de naissance pendant qu’ils se faisaient fissurer l’anus en Libye ou qu’on leur plaçait des électrodes sur les tempes au Yémen, pieds dans l’eau, pour leur soutirer les derniers francs CFA qui leur serviraient à venir se noyer dans les eaux de la honte méditerranéenne. À quand les papiers d’identité waterproof ?

Bref. Ils sont là. Alors une gentille association de protection de l’enfance (sous tutelle de l’ASE/Département/État, bah oui !) est chargée de leur faire passer quelques examens consistants à affirmer ou infirmer leur minorité.

On leur donne d’abord rendez-vous pour une évaluation «  sociale  », où on les questionne sur leurs parcours, leur vies, leurs familles, leurs rêves, leurs traumatismes, leurs cauchemars. On écoute qui ils sont, qui ils disent être. Puis au travers d’un faisceau d’indices, «  l’évaluateur ne pourra conclure à un âge précis, mais au fait que le jeune peut – ou non – avoir l’âge qu’il allègue  ». Quelle différence ? Dire qu’il ment revient au même que de dire qu’il a environ 19 ans plutôt que 16 ans, non ?

On les emmène ensuite chez le médecin nommé par le Département, pour y faire un checking contestable servant, en théorie bien-pensante, à limiter les risques d’épidémies, de maladies tropicales et surtout à être certain que ces futurs enfants sont en bonne santé, mais où au final la taille du pénis ou la densité des poils pubiens deviennent d’improbables preuves irréfutables de la majorité.

Puis on les emmène enfin à la Police aux frontières pour y passer un visa biométrique, mais aussi pour y présenter d’éventuels papiers d’identité, miraculeusement conservés ou envoyés du pays. Ces mêmes papiers, censés être authentifiés «  favorables  » ou «  non favorables  », sont finalement conservés par les autorités, en toutes circonstances. Il paraît que c’est sur ordre du Procureur. Le résultat est le même : la seule preuve de leur identité est maintenant obsolète.

Ces gardiens de la paix font aussi régulièrement des descentes dans l’hôtel de Jurgen, Adama et Ibrahim. Leur mettre un petit coup de pression ne leur fait pas de mal : «  Tu vas retourner chez toi, c’est moi qui te l’dis, t’es rien ici, on viendra te chercher !  » À Calais j’ai vu des CRS faire des cris de singe au passage d’hommes colorés, alors…

Les résultats de ces «  examens  » sont sitôt envoyés aux autorités (in)compétentes, et ce qui devrait prendre entre cinq et huit jours selon la circulaire Taubira, prend finalement trois mois. Trois mois d’attente et d’oisiveté, une centaine de réveils sans matin, autant de petits déjeuners sans saveur, de journées sans temporalité, de nuits où leurs rêves sont faits de gouache diluée dans des larmes silencieuses.

Une question tourne alors en boucle dans leurs têtes juvéniles : «  Suis-je confirmé ?  » Après ce long silence, ils finissent par recevoir un mail : Jurgen, Adama et Ibrahim ont reçu leurs ordonnances de placement provisoire. Et selon la clé de répartition nationale visant à soulager les départements «  submergés  » (pendant les JO ou le Tour de France, on arrive bien à loger plus d’un million de personnes…), les trois minots sont de nouveau plongés dans l’attente d’une réorientation. Mais une chose est sûre : l’État les reconnaît mineurs. Ils sont sauvés !
L’école, la concrétisation de leurs espoirs, l’autonomie financière, la fin de l’errance, le bout du parcours, le début de leurs projets : tout devient plus clair, à portée de main. Patienter n’est plus une épreuve, mais un but. Deux mois plus tard, ils reçoivent un deuxième mail avec la destination de leur orientation : Département X. L’ASE d’à côté est désormais leur nouveau tuteur, leur nouveau département (in)compétent. C’est mercredi, ils partent vendredi.

On y est, ils y sont.

Jurgen, Adama et Ibrahim arrivent avec les quelques affaires accumulées pendant ces cinq mois, mais ils arrivent surtout avec leur véritable sourire, enfin ! Alors on les félicite, et puis on les rassure aussi : évidemment qu’un éducateur les attend sur le quai, évidemment qu’ils vont pouvoir aller à l’école, mais oui, tout va bien se passer. Une accolade un peu gênée, deux tapes timides mais sincères sur l’épaule, et les voilà dans le train. Il est 10 h 49. On est vendredi.

53 minutes plus tard.

Le téléphone sonne, Adama semble inquiet, il est le seul des trois à parler français, et personne ne les attend sur le quai. L’ASE se voulait pourtant rassurante : «  Le Département sait qu’ils arrivent, ils ont pris leurs dispositions.  » On a l’habitude, alors on contacte le foyer : ils ne peuvent envoyer personne, mais «  les locaux ne sont pas loin  », disent-ils. Le cœur s’emballe, Adama aussi. On les guide comme on peut, et ils finissent par arriver mais les portes ne s’ouvrent pas.

Il est 12 h 15. Le téléphone sonne à nouveau, un certain monsieur explique à l’autre bout, voix assurée, qu’il sait qu’ils devaient arriver, mais que malheureusement, il n’a pas de place pour les accueillir : «  Vous comprenez, depuis un mois, nous avons reçu une vingtaine de réorientations nationales alors que nous n’avons pas de places (…) du coup, c’est la rue !  »

Douche froide. On remue ciel et terre, mais chacun se renvoie la balle : le Département X dit que c’est le Département Y qui dit que c’est la Cellule nationale qui dit que c’est le Procureur qui dit que c’est Gérard Collomb qui dit que c’est…

À ce stade, le cœur ne s’emballe plus, il s’est déjà arrêté.

Mais peu importe nos pulsations cardiaques, peu importe nos suées froides, peu importe notre colère ou notre sidération : Jurgen, Adama et Ibrahim sont enfermés dehors, à la gare.
Oui, ils auront attendu cinq mois pour être déclarés mineurs par l’État, et il lui aura fallu une heure pour les rendre SDF.

En début d’après-midi, Adama reviendra, hurlant de colère, s’en prenant à ses premiers interlocuteurs. Outré, lassé, révolté, incompris, il refusera de manger, puis s’évanouira dans la nature bitumée.

Un peu plus tard, ce sera au tour de Jurgen de revenir, abasourdi, il s’effondrera dans les toilettes, en état de choc traumatique, les yeux grands ouverts, le crâne vide, les pompiers viendront le chercher et il sera hospitalisé tout le week-end.
Lundi soir, Ibrahim aussi demandera des comptes. Plus calme, le sol de la gare étant trop froid, il souhaitera juste dormir au chaud et manger un bout.

En attendant, je vais prendre une douche pour me laver de toute cette honte que l’État français fait couler sur nos épaules de larbins éducatifs.

Bonne nuit !

Un éducateur spécialisé (anonyme), dont le contrat à durée déterminée n’a pas été reconduit à la suite de la publication de ce texte sur un réseau social.