N° 1213 | Le 21 septembre 2017 | par Jean Lunel, psychosociologue, psychoclinicien, formateur | Espace du lecteur (accès libre)

Quelles plateformes de services ?

Dans l’ouvrage Concevoir des plateformes de services en action sociale et médico-sociale (1), les auteurs prétendent organiser une révolution copernicienne dans le secteur en se basant sur de la soi-disant modernité : sont utilisés le déclinisme cher à Zemmour, dénoncés les coûts insupportables de la fonction publique (Verdier-Molinié, Dessertine) et donc des services publics, du sanitaire, la pression fiscale, «  l’assistanat  » des chômeurs, Mai 1968, «  l’école publique à la dérive… facteur aggravant de l’exclusion… et de la genèse des gangs  », l’hypertrophie de l’État et de «  secteurs de solidarité entièrement administrés  » ; il faut absolument admettre la réduction de tout ce qui coûte !

Comme dirait Thatcher : «  Il n’y a pas d’alternative !  » Pas un mot, bien sûr, des origines de la répartition inégale de la richesse ; on n’est pas dans Le Monde diplomatique.

Moderne encore, la transformation des usagers en clients (mais ont-ils travaillé un jour avec eux ?), l’amélioration du rapport entre efficacité et coût (efficience), la destruction des métiers polyvalents, la mise en place de formations à des compétences spécialisées, la disparition programmée des éducateurs spécialisés.

Ces innovations passeront par la désinstitutionalisation, le remplacement de certains accompagnements humains par des «  robots ou androïdes… déjà commercialisés à des prix abordables  », la mise en place des parcours à partir des besoins, demandes, compétences et possibilités des clients (jusque-là ignorés ?).

Des projets de vie seront donc élaborés en quatre grands domaines : Mode de vie, (environnement, logement, consommation), Activité (scolarité, formation ou pratique professionnelles), Relations sociales (familiales, affectives, sexuelles, amicales, publiques) amoureuses ? Non ! Santé (au sens le plus large de bien- être général) ; tout cela, MARS, peut encore être décomposé en catégories. On va faire du sur-mesure. Et c’est là qu’intervient le coach, éventuellement sous statut libéral (comme chacun le sait, il n’agit que sur le client et ses représentations, pas sur la réalité environnante : il faut s’adapter !).

Donc, «  les notions d’établissements ou de services en tant qu’entité… paraissent archaïques, contre-productives et inutiles  » et seront replacées par les plateformes de services : au centre, le service de coordination et de projet individualisés, à la périphérie, les fonctions supports (gestion, administration, logistique qualité/développement, prévention des risques, information), l’accompagnement dans les actes de la vie quotidienne, l’accès au logement et la vie domestique (M de MARS), la scolarité et le travail (A de MARS) l’aide à la personne, la participation sociale et le développement personnel (R de MARS), la santé et le bien être, soins, rééducations, thérapies etc. (S de MARS).

Pour articuler tout ça, on invente le coordinateur (ou case manager) : nouveau petit chef, il sera responsable de l’accueil, du recueil, des attentes, expériences et capacités du client, de la détermination des prestations, des moyens matériels et humains nécessaires, de l’évaluation et de l’orientation du client et de sa sortie éventuelle du dispositif ; toutes ces tâches, conditions de l’alliance éducative et thérapeutique, incombaient auparavant aux équipes pluridisciplinaires (il est même question du «  magma des équipes éducatives  ») en réunions de bilan d’observation, de synthèses ou de projet, d’évaluation et d’orientation ; c’est là aussi que peuvent se dévoiler et être remis en cause les dysfonctionnements institutionnels ; mais ces instances, chronophages, sont scandaleusement coûteuses, les bénéfices de la pensée, de l’élaboration, d’une réflexion collectives inutiles ; le coordinateur y pourvoit.
Les cadres en surnombre seront éventuellement recyclés. Une des plus grandes innovations sera l’introduction du lean management, lancé dans les années cinquante chez Toyota, néo-taylorisation du travail grâce «  à la rationalisation de l’action, le séquençage des processus et la spécialisation des tâches  » : c’est l’ingénieur (ici le coordinateur) qui conçoit et les opérateurs (les personnels ordinaires) qui exécutent ; et pourtant ceux-ci sont les seuls à pouvoir garantir un accueil non déshumanisé ; l’intéressement financier pourrait réduire les résistances… Oublions «  les syndicats, forces de blocage et de conservatisme, agissant pour le compte de partis politiques ou pour leurs propres intérêts  » et les «  conventions collectives obsolètes, machines à démotiver et à déresponsabiliser ».

Déjà, dans des entreprises du secteur, énormes, et qui ne cessent, cependant, de s’agrandir, le rouleau compresseur est en marche… Vite ! Relire Chauvière, Capul, Bouchereau…

(1) Concevoir des plateformes de services en action sociale et médico-sociale, Jean-René Loubat, Jean-Pierre Hardy, Marie-Aline Bloch, éd. Dunod, juillet 2016.