N° 700 | Le 11 mars 2004 | Patrick Méheust | Critiques de livres (accès libre)

Généalogie de la morale familiale

Rémi Lenoir


éd. du Seuil, 2003 (586 p. ; 28 €) | Commander ce livre

Thème : Histoire

Dans une certaine tradition bourdieusienne qui se ressent jusque dans le style de l’écriture (longues phrases à « rebondissements »), ce livre s’évertue à déconstruire une catégorie des plus familières parmi celles qui nous aident à penser le monde, en l’occurrence : la famille. Pour l’auteur, ce qui s’exprime à travers les controverses sur la « définition » de la famille, ce sont en réalité des rapports de force de nature sociale, des luttes entre différentes institutions, des rivalités, en quelque sorte, autour de la reproduction d’un ordre social.

Or, « par essence », la famille nous apparaît comme une catégorie naturelle, comme quelque chose qui va de soi et ne pose pas question puisque chacun de nous (à quelques exceptions près) peut se réclamer d’une famille et donc détenir sur le sujet une vision claire des choses, une sorte de certitude intime qui découle de l’évidence même. D’où l’intérêt, effectivement, de dévoiler les mécanismes cachés, ethnocentriques pour la plupart, qui contribuent puissamment à produire et reproduire une catégorie de classement à la fois cognitive et sociale.

Pour ce faire, l’auteur mobilise abondamment l’approche historique. Il montre, par exemple, que la véritable phobie à l’égard de l’homosexualité à la fin du XIXe siècle peut s’expliquer, en partie, par la crainte de voir remise en question la transmission des biens d’une génération à l’autre par la voie de la succession familiale. L’homosexuel est un personnage inquiétant, entre autres, parce qu’il est dénué de progéniture et, par conséquent, menace de manière trop ostensible le mode « naturel » de transmission des richesses.

Rémi Lenoir consacre également toute une partie de l’ouvrage aux mouvements que l’on a regroupé sous le terme général de « familialisme ». Le familialisme catholique, en particulier, était très marqué au-delà (ou en amont plutôt) de la « défense de la famille » par une volonté farouche de perpétuer les valeurs et la position dominante d’une bourgeoisie patriarcale et paternaliste. Le familialisme d’Etat, promu quant à lui par des acteurs ayant partie lié au développement de l’Etat républicain (fonctionnaires, etc.), s’est constitué « logiquement » en réaction face à l’emprise de l’église catholique sur les représentations de la famille. Enjeux de pouvoir et lutte des classes, donc.

Le lecteur appréciera dans le travail de Rémi Lenoir la qualité de l’argumentaire et la somme impressionnante des recherches historiques entreprises, même si la lecture de l’ouvrage est parfois un peu laborieuse. Nombre d’éléments fournissent des clefs pour mieux cerner les fondements des divergences contemporaines qui ne tardent jamais à se manifester dès lors que l’on parle, à un niveau ou à un autre, de politique familiale.


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