Le 22 janvier 2024 | Par Sarah Gueguen, ingénieure de la formation et des compétences | Espace du lecteur (accès libre)

Petit survivant

« En protection de l’enfance, il y a des survivances qui vous bouleversent profondément. Pourtant, mettre en lumière la souffrance d’un enfant en lui donnant de la visibilité serait totalement indécent. Les symboles parleront d’eux-mêmes, cette photo en noir et blanc de trois pommes sculptées en petit bonhomme c’est un hommage à Léo, à sa force de Titan qui lui a permis de rester vivant, debout malgré tout. »



Ce petit bonhomme « Haut comme trois pommes » n’est pas tout à fait comme les autres. ©DR

C’est un bel enfant. Avec sa peau claire, son nez retroussé, ses taches de rousseur et ses grands yeux bleus, Léo (prénom modifié) ressemble à première vue à n’importe quel enfant de quatre ans et demi : il est curieux et désireux de découvrir le monde, il a envie de jouer et de s’amuser, il aime parler et veut aussi qu’on lui raconte des histoires, de celles que l’on trouve dans les livres sonores, dans les livres qui parlent des émotions. Pourtant, ce petit bonhomme « Haut comme trois pommes » n’est pas tout à fait comme les autres.

Léo ne le sait pas encore mais il possède en lui une force de Titan. Cette force intérieure c’est sa pulsion de vie, celle qui le pousse à grandir malgré les aléas de l’existence, celle qui lui a permis d’être là bien vivant et debout devant moi, celle qui a été plus forte que les mauvais traitements qu’il a subis de la part des personnes qui étaient censées l’aimer et le protéger. Qu’on le veuille ou non, Léo est un de ces enfants qui ne vous laissent pas indifférent et dont le vécu vous remue les tripes des jours durant.

Léo est un petit survivant

Dans sa vie d’enfant, je ne serai certainement qu’une passagère du vent.
Ma présence auprès de lui ne se justifie qu’au regard des éléments du signalement qui ont entraîné la saisine du Juge des Enfants. Dans ses mots de petit garçon, je suis l’une des « madame » qu’il rencontre depuis qu’il a été placé chez une assistante familiale. J’ai une mission qui m’amène à transiter dans sa vie, pour quelques mois, le temps de réaliser l’investigation pour laquelle notre service a été mandaté.

Pour autant, mon rôle dans son parcours de vie ne sera pas sans incidence et même si je suis bien épaulée dans ma tâche par deux collègues hautement qualifiées, je sens sur mes épaules tout le poids de cette responsabilité : d’une façon ou d’une autre, je vais contribuer aux décisions qui seront prises pour ce mineur.


Je sens sur mes épaules tout le poids de cette responsabilité : d’une façon ou d’une autre, je vais contribuer aux décisions qui seront prises pour ce mineur.


Je suis parfaitement consciente des enjeux qui existent dans cette mesure de MJIE ( Mesure Judiciaire d’Investigation Educative) et c’est d’ailleurs pour cela que le rapport d’échéance ne sera pas simple à écrire, parce qu’il me faudra du temps pour relire mes notes, synthétiser et analyser les éléments recueillis. Du recul aussi pour choisir les bons mots, ceux qui reflèteront au plus près les propos et les observations faites au sujet de chacun.

Le bilan réalisé en fin de mesure au sein de l’équipe pluridisciplinaire sera une étape décisive. Les informations recueillies seront rapportées, passées au crible des remarques et des questions des autres professionnels. Et c’est bien tous ensemble que nous prendrons une décision, celle de faire au magistrat une proposition pour cet enfant et des préconisations « pour la suite ».

Mais « la suite » alors ?

C’est ce petit bonhomme qui est pour l’instant bien écorché, totalement perdu dans ses représentations familiales et fortement perturbé dans ses relations avec ses pairs auprès desquels il reproduit, en partie, les comportements violents qu’il a supportés jusqu’ici.

Et il va en falloir de la patience, de la délicatesse, de la contenance et de la réassurance pour l’aider à cicatriser ses blessures, pour qu’un sentiment de sécurité se réinstaure en lui, que des liens d’attachement se tissent avec des figures parentales de substitution et qu’il réapprenne, petit à petit, jour après jour, à redonner sa confiance aux adultes.


Ces observations glanées au fur et à mesure des rencontres forment les pièces d’un puzzle qui ne dessinera son motif qu’à la toute fin du rapport.


Alors que la fin de mon intervention approche, je repense aux étapes importantes qui ont jalonné cette investigation mais aussi à tout ce qui m’a traversée personnellement dans l’exercice de cette mission. Je me remémore mon désarroi à la lecture de son dossier au tribunal, la sidération qui nous a clouées sur place ma collègue et moi-même lors du premier entretien avec sa mère.

Je ressens encore cette peine et ce jugement qu’il a fallu retenir lorsque nous avons abordé les maltraitances, les tensions dans les muscles de mon visage qu’il a fallu contrôler pour afficher une expression neutre et encourager mon interlocutrice à poursuivre son récit.

Je repense à ce stylo qui a filé à toute allure sur le bloc-notes, à ces pages noircies d’écriture, à ces observations que nous avons glanées au fur et à mesure des rencontres. Elles forment les pièces d’un puzzle qui ne dessinera son motif qu’à la toute fin du rapport, lorsque tous les morceaux que nous avons récoltés seront rassemblés en un tout.

Se souvenir

Et surtout, je me souviens de ce moment suspendu dans le temps lors d’une visite chez son assistante familiale, de ces dix minutes d’amour inconditionnel que je me suis autorisée à lui donner lorsque je l’ai pris dans mes bras pour le consoler. Parce qu’en plus de tout le reste, apprendre à partager des jouets est compliqué lorsqu’on a toujours été seul et que l’on se retrouve propulsé du jour au lendemain dans une fratrie d’enfants accueillis.

Je repense à ce relâchement musculaire que j’ai perçu dans son corps lorsque j’ai mis des mots sur son chagrin, à ces larmes qui ont séché lorsque j’ai fait diversion avec un hélicoptère aux ailes rétractables. Enfin, j’ai observé chez lui cette capacité à passer à autre chose lorsqu’il a quitté mes genoux pour retourner à ses jeux d’enfant.

Léo est un petit survivant et les survivants pleurent. Ils pleurent d’avoir survécu quand ils savent bien qu’ils auraient pu y rester. Ils pleurent avant de retourner dans le flux de la vie et de se mêler au grouillement du monde qui les a vus naître et rester vivants.


À lire aussi dans Lien Social n°1202 le dossier : AEMO • L’éducation éducative au tribunal