N° 1352 | Le 2 janvier 2024 | Espace du lecteur (accès libre)

Mais de quelle distance parlons-nous ?

Thèmes : Éthique, Pratique professionnelle

Par Sophie Jeandet, monitrice-éducatrice

La «  juste distance  » revendiquée et portée en étendard afin de ne pas se laisser envahir par nos émotions et garder le recul, vole parfois en éclat. Ce n’est pas plus mal de se laisser aller parfois à une authenticité dans la rencontre de l’autre.
Je suis monitrice-éducatrice dans un centre de soins-études pour adolescents présentant des troubles psychiques.
Un jour, Ash (1) me demande, avec son humour décalé et son second degré qui n’en est pas un, s’il s’est passé quelque chose dans ma vie pour que je sois aussi petite.

Proximité et posture professionnelle

Du haut de mon mètre cinquante-et-un (très important, le «  et un  » !), je me compose le visage détendu, le regard de l’acceptation et la mimique de la pseudo-sagesse que je réserve à ces situations, prête à rétorquer l’une des formules qui me servent de réponses à cette question que j’entends souvent de la part des ados sur mon physique. Et puis, finalement, l’authenticité de la question de Ash me désarme ; la proximité du moment et le souhait de renforcer le lien un peu tremblotant existant avec ce jeune hachent menu ma figure de professionnelle et, je fais ce que je ne fais jamais dans ma pratique : je me jette à l’eau, et lui explique d’un ton détaché mon traumatisme d’adolescente à moi. Je garde pour cela un ton tranquille, pédagogue, je ne veux pas qu’il ressente de la peine pour moi, mais simplement qu’il prenne cela comme une réponse honnête à la question qu’il m’a posée. Oui, il s’est passé quelque chose, voilà donc quoi. Pas d’enrobage, pas de comparaisons entre sa situation et la mienne. Je ne m’épanche pas. Pragmatique, je réponds.
À l’intérieur, cependant, le bouillonnement. Suis-je en train de disloquer la posture professionnelle que je m’efforce à construire jour après jour ? Cette réponse va-t-elle changer quelque chose entre nous ? Ash, continuant de ranger ses affaires, me répond d’un ton encore plus détaché que le mien : «  c’est hallucinant, j’ai l’impression que tous les éducs et les infirmiers ont un passé tragique !  ». Et, tranquillement, il continue de trier les emballages de Babybel qu’il collectionne ainsi ses mangas.
Cette réponse me désarme encore plus que la question initiale. Elle soulève plusieurs interrogations en moi.

À quelques maux d’écarts

D’abord, s’il m’exprime cela, c’est que d’autres collègues ont dû lui raconter des éléments de leur passé. Cela m’interroge : est-ce moi qui suis trop réservée, qui me refuse à mélanger ma vie et la leur ? Dans quel but ? Passer pour une inébranlable professionnelle sur qui ils peuvent s’appuyer ? Par peur d’aveu de faiblesse ? Par crainte que le lien se transforme d’une manière ou d’une autre ? Je ne souhaite pas me confier sur la mort ou les troubles alimentaires à un ado qui me parlera des siens. Je refuse de passer pour l’éduc qui offre la réponse simpliste du «  moi aussi, je suis passée par là, et tu vois qu’on peut s’en sortir  ». Qui serais-je pour comparer mon existence à la leur, les faire même peut-être culpabiliser de leur mal-être ? Je m’y refuse. Pourtant, je travaille avec eux, les mêmes que celle que j’ai été, dans l’établissement de prise en charge où j’aurais peut-être dû aller à mes quinze ans. Suis-je donc légitime à travailler là-bas ?
Ce jour-là, la «  juste distance  », elle en a pris un bon gros coup sur la tête. Je pense que je m’en vais aller coller des Babybel aux murs, moi aussi, ça sera un bon exutoire.

(1) Prénom anonyme