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► Plonger et rebondir : l’intégrale - Je voulais faire avocate pour les pauvres. Illusoire.

Lien Social a consacré son numéro 1320/1321 aux questionnements qui traversent une action sociale en pleine crise. À la marchandisation, la rigueur budgétaire et perte de sens … répondent l’épuisement, prise d’initiative, réactivité, créativité et dynamisme. « Plonger et rebondir » a reçu près d’une cinquantaine de contributions, mais n’a pu en publier qu’une vingtaine. L’occasion de présenter sur notre site certaines des contributions que le lecteur n’a pas retrouvées dans la revue.

LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?



Par N., éducatrice spécialisée

Une rencontre, des rencontres.
Maintenant je sais, je veux faire éducatrice spécialisée, parce que, ce n’est pas normal de voir des jeunes de 18 ans mis dehors après un parcours ASE, parcours chaotique, violent, terrible, insoutenable parfois ; j’ai 16 ans.
Je veux faire éducatrice spécialisée, car, les Sans Domiciles Fixes, comme on les appelle, proviennent pour beaucoup de l’ASE, ou, ont souffert pour des raisons X ou Y, toutes aussi difficiles les unes que les autres, et n’ont pas trouvé la main tendue nécessaire à un instant de leur vie. J’ai 17 ans, 18, 19…
Bref. Je deviens éducatrice spécialisée. Diplômée en 2013.
À consommer de préférence avant (voir au bas de l’arrêt maladie) : février 2020.
A fond, l’utopie et ce sentiment de pouvoir sauver le monde m’envahissent. Je fais un métier utile ! Je suis là pour lui, pour elle, pour eux. Je déploie une énergie débordante, je suis engagée, motivée et révoltée.
Accompagnements, quotidien, taxi, école, rendez-vous médicaux, SAMU ou urgence, fugues, brigade des mineurs, contentions, écrits, sorties, projets, relations de confiance, réunions, cafés, clopes, préfecture, administratif, audiences, écoute, bienveillance, recadrage, guidance, conseils et j’en passe… Je me régale.
Puis, je tombe, pas encore par terre.
Les déceptions, les frustrations, la violence, les chocs, les agressions, les sensations de brasser de l’air, ça commence… Désillusion, réalité, invisibilité, budget, prix de journée, obligation de moyen, maltraitance, mépris, ignorance, mise en danger, salaire de survie, déshumanisation, pression, contrôle, traçabilité, …
Mon engagement, ma passion, mon énergie, mis à mal.
Décembre 2016, oui, seulement trois ans de terrain, durant lesquelles parfois je me suis battue pour avoir quelques heures sup’ puisque que je travaillais pour deux, à coup de 50 heures semaine. Je n’étais plus à la hauteur pour gérer ces jeunes étrangers pour qui j’étais le seul et unique repère. Quelques-uns mis dehors, et pour les autres un accompagnement pauvre et qui les mettait en danger. Je me suis battue. Rencontre avec le gratin du Conseil départemental : des administratifs, des comptables.
Et je flanche, je ne peux plus aller travailler, 15 jours d’arrêt, je reviens et je pleure, mais je persiste. Merci maternité de m’avoir sauvé ! Que pour quelques années.
Octobre 2019, 15 jours d’arrêt, je suis angoissée, menacée, démunie, je ne suis pas psychiatre. La psychiatrie nous envahit, mais les services de psychiatrie sont démunis. Alors on gère, on contient, pas d’éducatif, on coordonne des soins mais putain j’suis pas médecin, on cherche des solutions, entre deux placements qu’on gère seul sans soutien, et quelques menaces, on tient. Puis on tombe. Et on revient.
Je suis une super héroïne. Je viens droguer mes jeunes de bienveillance et d’écoute.
Je ne lâche rien.
Mais je sens bien, en février 2020, que je deviens, malgré moi, une éducatrice usée. Désabusée, je n’écoute plus. Empathie ? Hein ? C’est quoi ça ? Bon, ça craint je suis à deux doigts du passage à l’acte. Je vais serrer, je vais vriller.
Limites dépassées, santé abîmée et menacée.
STOP. Je ne comprends plus rien, ne retient plus rien, j’ai mal, mal dans mon corps, dans mon âme. Je dors mal, j’hallucine, bref je morfle. BURN OUT.
Dix secondes avec le psychiatre, je l’entends taper et marmonner : n’est pas apte à travailler. QUOI ??? Oui, ma santé est en danger. Cette fois j’ai tout donné.
Huit mois d’arrêt. À pleurer, à dormir, à souffrir physiquement, mentalement. Je ne peux plus me rendre dans la ville où je travaille, crise d’angoisse si je la traverse. Je vais mal. C’est long. Je veux changer de métier, je ne peux plus y remettre les pieds. J’ai trop morflé. Mais le bilan de compétence conclura : j’aime mon travail, et je ne vois rien d’autre à faire, merde !
Alors je reprends, mi-temps thérapeutique, pendant huit mois, il n’a que le nom de thérapeutique, je ne suis ni en cours de soins, ni guérie, mais je suis là. L’institution ne se pose pas la question de comment je vais. Bien entendu, je ne suis pas remplacé sur mon temps délaissé à cause de ma santé.
Aujourd’hui on arrive plus à recruter. Mal payé, pas considéré, dans des conditions qui laisse plus qu’à désirer, qui a encore envie de faire ce métier ?
Dans ce contexte, de crise, de misère, de mal être, de santé mentale en souffrance. Je suis là. J’aime mon travail, mais c’est décidé je ne donnerais plus ce que j’ai donné. J’ai les yeux grands ouverts, je vois cette constante à devoir donner toujours plus avec toujours moins.
Je ne suis plus passionnée, j’ai donné. Mais profondément engagée, mon éthique vient régulièrement me rappeler ce pour quoi j’ai voulu faire ce métier. Mais comment continuer, dans ce contexte dégradé, cette société malmenée.
Parfois je flanche encore. Je ne suis pas guérie, j’ai peur. Peur de sacrifier de nouveau ma santé. Découragée, désarmée, je continue à accompagner, avec en arrière-pensée, que je suis juste le punching-ball de la société. Je ne sais combien de temps encore je vais durer. Je suis là, pour eux, encore, mais je ne dois pas m’oublier. Car je suis moi aussi en danger.
Alors OUI, j’ai plongé, ET, j’ai rebondi (pas très haut).
Le Burn out me hante, il est là, au-dessus de ma tête telle une épée de Damoclès, car rien n’a changé, rien n’est réglé… Ce n’est pas faute d’espérer, d’alerter, de questionner.

Je suis éducatrice spécialisée. Illusoire ?