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► Le BILLET de la plume noire - On ne parle pas la bouche pleine

De la cuisine, les parfums empruntent les couloirs, les escaliers, ignorent les portes, envahissent les locaux du « Nid de l’Amitié » (1) pour venir chatouiller les narines des travailleurs sociaux. François Durand, éducateur spécialisé de son état, reconnaît l’odeur caractéristique de l’ail et de l’oignon saupoudrés d’épices, revenus dans la marmite. En tendant l’oreille il peut presque entendre le grésillement. Aujourd’hui c’est Bouchra qui cuisine et tout le monde sait que cela va être excellent. Même la cheffe s’en frotte les mains par avance. Quand Bouchra cuisine, tout le monde prend une assiette ce qui fait que parfois il n’y a même plus de place pour s’asseoir. Pas grave, on mange debout, sur un bout de comptoir.
Le mardi, au « Nid de l’Amitié », se sont les usagers - du moins celui ou celle qui le veut - qui cuisinent. Un temps convivial pour tous, public et professionnels.
Fondée en 1949 par un curé, « Le Nid de L’Amitié » s’occupe de personnes en situation de prostitution et a pour but affiché de proposer des alternatives à cette prostitution. Mais contrairement à la période de l’après-guerre, en 2021 ces alternatives se font de plus en plus rare. Alors on bricole et ces repas sont une proposition qui en vaut bien une autre. Un temps en dehors de la violence de la rue. Un repas offert c’est toujours ça de moins à payer et du coup, peut-être une passe de moins à faire.
Le hic, c’est que Bouchra - tout le monde le dit, se le raconte - en plus de vendre son cul est également proxénète. Issue d’une famille dont les mères prostituent les filles, Bouchra a sous sa coupe quelques donzelles et dernièrement un signalement a été fait car sa fille de quatorze ans fait la pute chez sa tante.
La frontière entre prostitution et proxénétisme est des plus étroites, difficile à définir lorsque tout ceci est intrinsèquement liée à la précarité. Il faut bien sortir la tête de l’eau, faire ce que l’on peut pour ne pas crever comme une chienne sur le trottoir. Alors, après tout, au « Nid de l’Amitié », même si le courant revendiqué est l’« Abolitionnisme », il est possible de recevoir cette proxénète car s’il faut la qualifier, Bouchra est à la fois victime et bourreau.
Le hic, le deuxième, c’est que personne ne lui en dit rien. Cette question du proxénétisme n’est aucunement travaillée avec elle. Par contre, la cheffe se plaît à rappeler régulièrement son histoire en réunion. D’ailleurs, François Durand se demande si elle n’en rajoute pas un peu lorsqu’elle évoque sa vie passée au Maroc. On s’y croirait avec la grand-mère, les tantes qui organisent le trafic des filles de la famille. Une histoire c’est toujours mieux assaisonné de quelques fantasmes, cela en accentue la dramaturgie. Oui, on se gargarise de cette situation et en attendant, sans qu’elle ne soit interpellée sur le sujet, Bouchra cuisine et ça sent bon.
François Durand, même s’il en a très envie, ne se servira pas d’assiette. Il ne mange pas de ce pain-là. Il a bien tenté d’en parler en réunion mais son questionnement n’a pas trouvé d’écho. Il estime que ça la fout un peu mal pour cette boîte qui se revendique « Abolitionniste ».
Ventre affamé n’a pas d’oreilles dit-on. Bouchra l’a bien compris et elle sait également autre chose : « On ne parle pas la bouche pleine. »

(1) Tous les noms sont fictifs et j’espère que personne ne se reconnaîtra.