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► LE BILLET de Vince • Remettre la marge à la page

Qu’on se le dise, la marge fait partie de la page.
C’est même elle qui sert de base à la reliure d’un cahier. C’est par là que passent les anneaux du classeur. Sans marge, la page perdrait en lisibilité. La marge constitue une respiration, un espace informel qui met en valeur le texte de la page. Elle est donc utile. Très utile.
D’ailleurs, elle sert à porter des observations, à corriger du texte, à faire des renvois vers des références. C’est un espace d’expression à part entière. Elle est certes décalée, en principe sur la gauche, mais elle sert de repère. A partir d’elle on aligne des phrases, on organise la structure d’un texte, on place ses majuscules et sa ponctuation, on articule des paragraphes, on respecte des codes de rédaction.
La marge est donc à la fois fonctionnelle et libre. On y griffonne parfois des annotations. On y glisse des astérisques. On la comble rarement, cela dit.
Une page sans marge, ça serait complètement déséquilibré. On ne saurait plus sur quoi s’aligner pour écrire droit. Même un cahier de brouillon comporte des marges, ce n’est pas rien. La marge est devenue une norme. Notre œil s’y est habitué et sans elle il ne reconnaît pas la page.
On le sait bien, une page toute blanche, sans marge, génère souvent un complexe, le fameux « complexe de la page blanche ». Comment s’y projeter ? Par quel bout la prendre ? Nos esprits formatés ont besoin de repères, de normes, de fonctions rassurantes.
Nous autres travailleurs sociaux, nous travaillons avec la marge. Parfois même dans la marge. Nos missions visent toujours ces espaces décalés, oubliés parfois, où s’installent la marginalité, la différence, l’altérité, là où les regards de ceux qui se croient « à la page » ne se portent même plus parfois.
En effet, les lignes de la belle partie droite de la page placent ceux qui s’y inscrivent dans un confort qui rend souvent insupportable l’existence même de la marge. Les plus scolaires d’entre eux ne comprennent même pas comment certains peuvent glisser dans les marges, déborder, ne pas écrire selon les conventions établies. Pour ces bons élèves, une marge raturée, c’est un mauvais signe. Ils ont tendance à parler plus facilement de « marge d’erreur » que de « marge de progression ».
Le travail social ne consiste pas à sortir les gens de la marge. A quoi bon les ramener sur des lignes où de toute façon leurs écritures ne seront pas adaptées ? A quoi bon les recentrer à tout prix sur des espaces rédactionnels bien propres mais tellement encombrés ?
Non, le travail social s’efforce plutôt de mettre en valeur la marge. Tout ce qui y est inscrit doit être lu, au même titre que la belle graphie du voisin. Mépriser la marge, c’est prendre le risque de voir le cahier se déliter ou les feuilles s’envoler du classeur. Le travail social, c’est aussi une action sur la page, sur le regard de la norme vers la marge.
Ceux qui écrivent dans nos marges ont quelque chose à nous dire. Nous commettrions une grave erreur de ne pas les lire, quand bien même ils ne sachent pas écrire.