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► LE BILLET de La Plume Noire • À la recherche de l’espace perdu

Une fois par trimestre, à la Solidarité 13 (1), Pôle Protection de l’Enfance, proposition est faite aux quelques deux cents salariés, assistant de service social et éducateurs spécialisés réunis sous l’appellation plus générique de travailleurs sociaux, de participer à un mini colloque organisé par la direction. C’est la grande réunion trimestrielle où, en guise de proposition, dans les faits, tout le monde est obligé d’être présent. Cela n’empêche pas le Directeur Général (oui ici les majuscules sont de rigueur, c’est le Directeur quand même) de débuter chaque séance en remerciant les salarié.e.s, qu’il appelle ses collaborateurs et collaboratrices, d’être présent.e.s, perpétuant ainsi le grand carnaval de l’hypocrisie. Généralement, outre l’idée de se passer la brosse à reluire, en se félicitant du travail accompli auprès des familles z’en-difficultés, d’évoquer l’élaboration des projets innovants en cours, d’aborder les éventuels problèmes institutionnels pour montrer que l’on s’en préoccupe, il s’agit principalement d’inviter des personnes extérieures à l’association pour qu’elles présentent un « dispositif » et que cela fasse débat.
Ce jour-là, sur l’estrade, face à la salle toute en écoute, des représentants de l’Éducation Nationale exposaient le PPRE (Programme Personnalisé de Réussite Éducative). Destiné aux élèves z’en-difficultés, ce dispositif a pour objectif la lutte contre l’échec scolaire. La personne en charge de la présentation insistait sur l’importance des voies professionnelles, vectrices d’une meilleure insertion de l’élève dans le monde du travail.
A la fin de sa présentation, François Durand, éducateur spécialisé de son état, prit la parole « Bonjour Madame. Je vous écoute depuis tout à l’heure et j’aurais si vous le permettez quelques questions. Tout d’abord, je voulais vous demander si cette institution qu’est l’Éducation Nationale est si parfaite que ça, pour que l’on n’accepte pas que certains la refusent, voire, la rejettent ? ». Le Directeur Général et la Directrice de pôle, interloqués, s’agrippèrent aux accoudoirs de leurs sièges. « Et puis en ce qui me concerne…  », continua l’éducateur « … une société qui prône la réussite à tout prix et dans laquelle nous n’aurions plus droit à l’échec, moi, cela me fait peur. De plus vous présentez l’école comme ayant pour seule fonction l’insertion professionnelle. Penser ainsi, c’est prendre le risque de voir un jour les programmes scolaires établis par Carrefour, Ikea, Coca-Cola et autres Google et Amazon. Mais bon, restons dans cette logique et admettons que demain tout le monde soit en réussite scolaire, que tous les élèves obtiennent un CAP, un BEP, un Baccalauréat, une Licence, un Master, un Doctorat. Oui, admettons que tous les élèves réussissent. Pensez-vous pour autant que tout le monde aura un travail ?  »
Trois jours plus tard, sa Directrice le convoquait, « Monsieur, votre question était très intéressante d’un point de vue philosophique, sociologique, …, et ne croyez surtout pas que je cherche à vous censurer, mais tout intéressants que pouvaient être vos propos je pense que ce n’était pas le moment, ni le lieu pour les tenir. ».
Aussi bizarre que cela puisse paraître, cet espace dans lequel il serait possible de tenir des propos et de poser des questions, François Durand ne l’a jamais trouvé. « En rang, deux par deux ! » n’est pas l’apanage de la seule éducation nationale (ça suffit les majuscules).

(1) Le nom de l’association est fictif et j’espère que personne ne se reconnaîtra dans cette histoire.