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► LE BILLET DE Ludwig • Robert, ce pantouflard !

Tous les jours, Robert pousse la porte de ce lieu d’accueil inconditionnel pour personnes SDF, l’accueil de jour. Cela fait maintenant trois mois que Robert vient, on ne le connaissait pas avant. Un nouveau de la rue, qui n’en n’a pas encore tous les codes. Tous les jours, Robert s’installe, prend un café, déjeune le midi, fait ses machines à laver. Et tous les jours, Robert met ses pantoufles. Il s’installe, se met à l’aise, souffle un peu. Ça le change des nuits agitées de la rue, où l’on ne dort que d’un œil, quand on dort lorsque l’on a trouvé un hall, un endroit où squatter, à l’abri des regards et des Autres. Ici, au moins, il peut habiter un peu. Oui, pendant la journée, Robert habite. A entendre comme la nécessité d’exister en un lieu. Il y est présent au monde et à autrui. « La maison dit une intimité » écrivait Gaston Bachelard. Par sa mise en pantoufle, Robert nous signifie que l’habitat est au centre et qu’il y retrouve toutes les fonctions que rempli un logement, qu’il n’a plus.
Parce qu’à l’accueil de jour, Robert retrouve cet espace identitaire en tant que lieu qui prouve l’identité civile de celui qui l’habite. Ayant perdu depuis peu ses dernières adresses amicales, ses dernières hospitalités familiales, il y est maintenant domicilié administrativement. Et cela fait preuve dans beaucoup d’actes de la vie quotidienne, pour retrouver du boulot, remettre à jour ses papiers perdus, voir donner une adresse à sa fille, au cas où…
C’est aussi pour lui et tant d’autres, un lieu de l’intime qui garantit pendant un temps une certaine autonomie, la satisfaction des besoins primaires, l’expression du corps. Robert peut alors jouir d’aller dans des WC propres. C’est plus confortable que déféquer derrière le transfo du coin, d’uriner entre deux voitures, ou encore lorsque l’on est une femme à la rue, de changer ses serviettes intimes à la vue de tous. Et il y a la douche ! Chaude ! Les serviettes, qui sentent bon ! Alors Robert se lave longtemps, prend soin de son corps et de ses téguments, en ressort propre comme un sou neuf, histoire de valoriser un peu l’image de soi dans un bien être narcissique essentiel. Merci Maslow !
Et puis, dans ses pantoufles, une fois posé, Robert se sent en sécurité. A l’abri de la rue et de son cortège de violences, il y trouve en ce lieu un refuge contre les dangers, un vecteur de stabilité psychique. Si Patrick Declerck parle de naufragés, alors cet accueil de jour est un véritable lieu d’ancrage.
C’est aussi un espace de sociabilité, d’une haute importance. Robert y fait des rencontres. Car ici, on y reçoit de façon officielle ou non, dans une certaine hiérarchie, pour des moments variés qui obéissent à une codification. Pour cela, ce logement d’une journée constitue un espace public, « une sorte de vitrine sociale » organisée en prenant en compte la volonté de préserver un ou des espaces intimes de chacun. Au sous-sol, Robert peut poser ses pantoufles au pied d’un lit, et se laisser aller à quelques rêveries le temps d’une sieste réparatrice de sa nuit blanche. Ainsi, la vie dans ce « logement » respecte une alternance entre les temps quotidiens ensemble et les temps personnels et intimes de chacun.
Vous comprendrez alors, maintenant, pourquoi l’absence de logement fixe, l’errance, sont des facteurs de fragilisation extrême de l’individu. Robert, lui, en fin de journée, propre et un peu réparé, range ses pantoufles dans son sac à dos, respire un bon coup, et reviendra demain. Il aura peut-être une lettre de sa fille, qui sait.