L’Actualité de Lien Social RSS


► FORUM - Plonger ET rebondir

Par Alice Mathevet, éducatrice spécialisée en maison d’enfants à caractère social (MECS).


La fin d’année avait été difficile, je dois l’avouer. Je me faisais un gros souvenir de tout ce que j’avais vécu et repéré de dysfonctionnant au sein de la MECS où je travaille encore aujourd’hui, sur l’année écoulée. J’avais signé pour en chier apparemment le 27 janvier 2021, mais j’étais au courant. Par contre, voir les jeunes en chier à leur tour, là, je m’y attendais pas à ce point.

J’sais pas combien y’avait d’arrêts maladies ou d’intérimaires incompétents et maltraitants ou d’agents en poste complètement anarchiques dans leur éducation spécialisée. C’était le bordel dès le printemps mais arrivé l’automne, quand le soleil s’est caché, c’était catastrophique. Un turn-over incessant insupportable pour des jeunes presque tous à tendance abandonnique. J’étais au bord d’exploser à mon tour ! Je restais pour les petits humains que j’affectionne, oui, vraiment et ils me le rendent bien d’ailleurs. Et je restais pour mon noyau dur, mes deux collègues, la Team Pré-ados ! Jamais malades, toujours à l’heure, inlassablement dévouées ! Humaines, en fait. Et d’une bienveillance à faire rougir de bonheur la bienveillance elle-même. Une bienveillance criante de sincérité. Un savoir-être et un savoir-faire tout en justesse ! Et tous les autres collègues qui en valaient bien le coup !

Mais bon, le reste, c’était pas convenable ! Ça manquait de communication partout et surtout par là-haut, dans les bureaux. On nous parlait pas, on nous répondait pas et est-ce qu’on nous écoutait au moins ? Moi, quand c’est trop, c’est trop ! Je le dis un moment donné parce que je sais pas faire autrement qu’avec mes valeurs et mon éthique qui font les piliers solides de ma personnalité et de ma profession.

Un cadre socio-éducatif m’a tendu la perche, quand j’étais épuisée, épuisée de parler des problèmes que nous rencontrions chaque jour. Je lui ai dit très simplement : « J’ai plus envie de parler parce qu’on est pas entendu ! ». Il m’a proposé de l’écrire alors. Là, j’ai pris la perche sans même hésiter et je me suis accrochée dessus pour en sortir une lettre ouverte, destinée à l’institution, expliquant en trois pages mes ressentis et ceux de mes collègues de toutes professions. J’avais déjà plongé depuis trop longtemps et j’espérais qu’ils répondraient à mon appel de détresse. Et puis j’avais à cœur de leur rappeler les valeurs institutionnelles qui normalement, à mon entretien d’embauche, semblaient convenir aux miennes.

J’ai dit ça par exemple à propos d’injonctions paradoxales quasi-quotidiennes : « Il y a des gens qui font leur métier parce qu’il l’aime et cela les atteint à force, dans leur cœur d’humain. »
Ou ça : « Le temps, voilà ce qu’il nous manque. Ce temps précieux que l’on gaspille gravement !
Réconforter un petit humain, ça prend pas 5 minutes, surtout quand il a plus de parents ou des parents défaillants ou des parents satisfaisants (oui ça existe). »

Et ça : « Nous ne pouvons pas toujours travailler à flux tendu, même si l’on est engagé, même s’il l’on est dévoué. Un jour, nous devrions nous poser tranquillement tous ensemble, commencer le matin et terminer l’après-midi. Prendre le temps d’échanger, de confronter nos idées, de mêler nos connaissances. Redonnons du sens à nos tâches quotidiennes. Calmons-nous une ou deux journées, reposons le cadre, l’information, la transmission. Racontons-nous les possibilités d’un meilleur accompagnement, d’une éthique commune et d’un avenir plus serein. Posons-nous et soyons lents cette fois. »
Un peu beaucoup de ça aussi : « Il suffirait simplement de prendre soin de TOUT LE MONDE et à toutes les strates de l’établissement pour que TOUT LE MONDE se sente bien. De la considération pour tous et toutes et des remerciements d’accomplir au quotidien des tâches toujours plus denses et imposantes. Nous le savons pour la continuité de service et nous le faisons. Si nous sommes encore là, c’est que nous y croyons encore. ! »

Un bon éduc’, c’est un éduc’ qui espère ! J’ai conclu mes trois pages par un aveu sincère et applicable : « Je vais espérer alors jusqu’en décembre maintenant (jusqu’à la fin de mon contrat) que les choses changent et s’améliorent et que notre parole ne soit plus vaine. Pour ma part, je continuerai de faire au mieux pour contribuer à ce que notre service puisse un jour fonctionner correctement. Jusqu’en décembre, après, moi, je serai déjà usée. J’aurais déjà donné tout de mon professionnalisme et je m’en irai espérer ailleurs. »

Franchement, j’sais pas si c’est cette lettre ouverte mais depuis y’a bien des choses qui ont changé...

C’est toujours la merde, ça c’est certain ! La pandémie et les mesures sanitaires liées n’aident alors pas du tout à nous faciliter la vie. Et puis les moyens, c’est pas qu’on en manque, c’est que là, y’a plus rien. Par contre, quelque chose de merveilleux nous est arrivé : on s’est parlé. Et puis tous alors ! On s’est vraiment causé pour de vrai. Y’avait du cœur et y’avait de l’âme quand j’ai été invitée à échanger autour de cet écrit avec la directrice de l’établissement et mon cadre socio-éducatif. Et ils ont répondu à ma détresse.

Depuis, y’a du cœur et de l’âme partout. Et qu’est-ce qu’on parle !!! Et qu’est-ce qu’on s’écoute !!! On se marre tout le temps et c’est permis. On vient de faire une formation québécoise sur la communication non-violente (OMEGA), j’vous dis pas l’ambiance à 16 professionnels tous rigolards et un chef fier de nos conneries. La cohésion est enfin là ! Dans un même objectif, un même but : eux, les enfants à protéger et à protéger aussi des dérives institutionnelles. L’État leur fait déjà bien assez de mal comme ça en filant aucun pognon, aucune vocation pour aider à la Protection de l’Enfance en danger.

Le bilan est fait, perfectible et possible en début d’année. J’ai résigné pour un an parce que j’aime bien profité de la beauté du moment quand il est là.

La cadre qui a conclu nos quatre journées de formation l’a si bien dit : « L’institution veut que vous sachiez qu’elle souhaite prendre soin de vous... » Cette phrase, elle m’a fait frissonner. Elle disait exactement ce qui était l’essentiel !

En prenant soin de nous, nous prenons soin à notre tour de ces petits humains qui méritent pour chacun une attention vraiment très particulière.


Texte paru dans le LS 1320-21 du 28 juin au 5 septembre 2022