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► Plonger et rebondir : l’intégrale - La souffrance des cadres

Lien Social a consacré son numéro 1320/1321 aux questionnements qui traversent une action sociale en pleine crise. À la marchandisation, la rigueur budgétaire et perte de sens … répondent l’épuisement, prise d’initiative, réactivité, créativité et dynamisme. « Plonger et rebondir » a reçu près d’une cinquantaine de contributions, mais n’a pu en publier qu’une vingtaine. L’occasion de présenter sur notre site certaines des contributions que le lecteur n’a pas retrouvées dans la revue.

LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?



Par Anaïs, responsable de service

On entend, on constate, on en parle… Les travailleurs sociaux sont épuisés et questionnent le sens de leurs missions depuis des mois. Les oubliés, les invisibles et pourtant les essentiels du terrain s’essoufflent. Et, ils ne sont pas les seuls. Les agents de service, les agents administratifs, les équipes thérapeutiques… ces fourmis qui complètent nos équipes du quotidien, qui font de ce mot « pluridisciplinarité » le leitmotiv de l’action éducative.

On n’entend pas, on ne constate pas, et surtout on n’en parle pas… les équipes de direction sont également lasses, fatiguées et soumises à des injonctions permanentes, des demandes pressantes des financeurs, des exigences autoritaires des équipes, et des problématiques RH toujours plus nombreuses. Responsable de service depuis trois ans, éducatrice spécialisée de formation, j’ai débuté avec toute ma hargne et ma passion. Et bim… j’ai pris la crise du COVID en pleine gueule, la gestion institutionnelle, les craintes des uns et des autres, les miennes aussi qu’il faut toujours plus cacher sous le tapis pour ne pas insécuriser son équipe. Je savais leur passion du métier, leur expertise, leur dynamisme, parce que j’avais les mêmes, mais je ne savais pas leur méfiance, leur défiance du cadre en situation de crise. Suis-je celle qui décide du Ségur ? Suis-je celle qui envoie par mail tous les dix jours de nouvelles préconisations COVID ? Pourquoi mon statut de cadre m’empêcherait-il de ressentir les mêmes injustices ? Comme si j’avais revêtu un nouveau costume, entravant mes capacités de ressentis et d’empathie…

Je suis lasse de devoir me justifier. De justifier parfois des demandes auxquelles je n’adhère pas. Mais, je n’ai pas le choix. Je crains l’appel sur l’astreinte, qui m’annonce encore et encore, un arrêt de travail pour COVID ou épuisement. Je n’ai plus de remplaçants. L’agence d’intérim, non plus.

Je ne supporte plus les mails incisifs de certains éducateurs, remettant en question l’organisation. Je fais de mon mieux, avec peu. J’appréhende les interpellations du CSE, toujours plus nombreuses. Qu’ai-je fait de mal encore ? Je me mets à détester les réunions d’équipe, où je me sens tranche de jambon dans un sandwich. Je n’y suis plus aussi patiente et bienveillante. Je n’ouvre plus certains mails, ou je diffère. Je ferme la porte de mon bureau. Je me sens mieux en télétravail.

Parfois, je pleure d’agacement, de colère ou de fatigue. Qu’ai-je fait pour que ce nouveau costume m’étouffe, me serre, m’oppresse ? Qui écoute mes appréhensions, mon incompréhension ? Pas le directeur, il a quitté le navire. Pas mon équipe, il ne
faut pas leur faire sentir mon incertitude. Pas l’ARS. Les financeurs comprennent, mais ne peuvent pas plus.Je suis seule dans mon costume de super-héroïne. Une super-héroïne déchue, déçue. Une super- héroïne maman solo également, qui se sent moins disponible pour son essentiel à elle. Que va-t-elle faire ? Comment l’histoire se terminera-t-elle ? Impossible à prédire.

La peur au ventre, j’y retourne lundi, après quinze jours d’arrêt. Oui, oui, les responsables de service peuvent aussi être arrêtés. Les super-héros peuvent être blessés. Ils se relèvent cependant. Alors, c’est ce que je fais, mon Cabaïa à l’épaule, mon PC bien armé, mes crayons tous limés, le sourire forcé, je me rappelle qu’il y a 18 ans, j’ai obtenu mon DEES pour de belles raisons, que j’ai découvert ce métier incroyable, rencontré des jeunes toujours plus courageux. Mon boulot sera toujours, quoiqu’il en soit, de penser que ce sont eux mes super-héros, et que pour eux, je dois me relever.