N° 763 | Le 1er septembre 2005 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)

Mauvais objet, mauvais sujet

Claude Martin


éd. Jeunesse et droit, 2004 (176 p. ; 17 €)

Thème : Relation

La compagne de Stanislas Tomkiewicz présenta sa thèse il y a 25 ans, peu de temps avant de disparaître. On y trouve des propos d’une grande actualité, redonnant ses lettres de noblesse à des comportements éducatifs qui, sous l’effet de la vague à technicienne et psychologisante, n’osaient plus, déjà à l’époque, s’afficher. On ne peut s’aimer soi-même si l’on n’a jamais vraiment été ni aimé, ni accepté. Et pourtant, c’est cette auto acceptation qui conditionne ensuite l’amour envers les autres. Se pose donc la question de savoir comment combler ce grand vide qui, pour le jeune victime de carences affectives, constitue une terrible épreuve : confronté à cette absence, il ne peut se construire, n’ayant comme seul choix que celui d’exploser ou d’imploser. « Il est tout à fait illusoire et même pernicieux de vivre à côté d’un adolescent en « état de manque » affectif sans lui apporter le minimum d’attention affective qui provoquera un réamorçage des relations » (p.45).

— Or, on le sait bien, parler d’amour déclenche dans la profession des poussées d’urticaire intellectuel, renvoyant à la dame d’œuvre, au boy-scout, à la midinette, à l’éducateur rétro-catho ou pire à de douteuses motivations d’origine sexuelle… Il est de bon ton d’y opposer une saine référence professionnelle faite de prise de distance et de contrôle de la situation. Pourtant, rappelle l’auteur, chacun de nos actes est motivé par le désir d’être aimé ou par la peur de ne plus l’être, et cela que nous soyons thérapeutes ou usagers.

— C’est donc à contre-courant des conceptions déjà dominantes dans la profession, que l’équipe du Centre familial de jeunes de Vitry où travaillaient Stanislas Tomkiewicz et sa compagne, a conçu la notion d’attitude authentiquement affective (AAA). Le premier principe explicité par Claude Martin est celui de l’authenticité qui s’oppose au « faire semblant ». Il n’est guère possible de manifester un intérêt fort et sincère à un adolescent, si au fond de soi-même, il inspire répugnance ou méfiance. D’ailleurs, le jeune sait très vite identifier et percer à jour l’adulte qui lui fait face et repérer s’il est aimé ou non de lui. Aussi, mieux vaut-il passer la main, quand on sent de profondes réticences en soi. Le reconnaître, c’est alors éviter bien des déboires dans la relation d’aide.

— Second principe de l’AAA, l’engagement affectif qui s’oppose au principe de neutralité. Ce dont il s’agit, c’est de montrer à l’adolescent délinquant qu’il est doté d’une valeur et qu’à ce titre il mérite d’être aimé. Cette idée si séduisante au début, peut très vite basculer dès lors que l’adulte se heurte aux refus, aux agressions, au vol d’objets personnels… d’autant plus fréquents que le jeune abandonnique cherche à mettre à l’épreuve celui ou celle qui cherche à établir une relation forte avec lui. L’AAA est donc fondamentalement double : engager à fond ses investissements affectifs, tout en gardant à l’esprit que l’adolescent garde à tout moment le droit de les attaquer ou de les nier. Et cela doit pouvoir se faire sans que la relation ne soit entamée, ni que la présence de l’un ou l’autre ne soit remise en cause. C’est justement cette continuité et cette persévérance qui montrent que si l’adulte visé a su résister à l’épreuve, c’est qu’il est peut-être digne de confiance.

— Cette inconditionnalité constitue justement le troisième principe de l’AAA qui s’oppose à tout chantage affectif. Affirmer à un adolescent délinquant qu’on ne continuera à l’aimer qu’à condition qu’il cesse ses passages à l’acte peut apparaître un bon moyen de pression. Il s’avère en réalité le plus souvent contre-productif et souvent destructeur. Car, c’est considérer que le comportement du jeune relève de sa seule bonne volonté. Ne pouvant parfois s’empêcher d’agir, celui-ci se vivra alors comme un mauvais objet qui n’a plus rien à perdre. Mais le chantage ne doit pas non plus fonctionner dans l’autre sens, l’éducateur cherchant à préserver ses bonnes relations, en évitant tout conflit. Il doit se montrer tantôt ferme, tantôt plus libéral, en fonction des seules circonstances. Il doit donner de l’entendement à la bienveillance qu’il déploie : c’est là le quatrième principe, celui qui peut être défini comme un investissement conscient tout à fait opposé au spontanéisme affectif. La relation à établir ne peut être de l’ordre d’impulsions librement exprimées, au gré des humeurs de l’éducateur qui ne contrôlerait plus alors ni ses réactions d’enthousiasme, ni ses réactions de dépits, ni ses comportements de séduction, ni ses comportements d’agressivité.

L’adolescent subirait, au prétexte d’authenticité, les états d’âme de l’adulte. Toute autre est l’AAA qui donne du sens à ses affects qui sont conçus dans un but précis : aider le jeune à retrouver une estime de soi et une valorisation personnelle lui permettant de progresser dans sa relation aux autres. Il ne s’agit donc pas que le professionnel utilise cette relation en la centrant sur lui. Et, c’est là le cinquième et dernier grand principe que nous évoquerons ici : la relation affective doit bien être centrée sur le jeune et non combler un manque chez l’adulte. « Travailler avec des gens qui demandent, c’est prendre une assurance contre la mort, la solitude, le non-amour, la vieillesse, à côté d’autres motivations. Et, si nous nous gratifions au passage, c’est autant de gagné pour tout le monde […] Encore, faut-il que ce bénéfice personnel, non négligeable ne soit pas le but ultime de notre action » (p.46).

À une extrémité, l’on trouve une relation qui se prétend neutre et qui est volontairement désaffectivée. A l’autre bout de la chaîne, un copinage qui abolit les différences de statut et de génération. Entre le face à face froid et distant d’un côté, le rapport fusionnel et confusionnel de l’autre, il y a cet engagement affectif, authentique, inconditionnel, conscient et centré sur l’enfant ou l’adolescent.