N° 832 | Le 15 mars 2007 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)

Le temps des victimes

Caroline Eliacheff & Daniel Soulez Larivière


éd. Albin Michel, 2006 (295 p. ; 20 €) | Commander ce livre

Thème : Violence

Il existe un lien étroit entre la démocratie et les victimes. Que la compassion éprouvée face à la souffrance d’autrui soit à géométrie variable, versatile ou émoussée, elle nous révèle à quel point nous nous sentons égaux. L’émotion compassionnelle est devenue, depuis une vingtaine d’années, une qualité première qui semble attester de la validité d’une citoyenneté exemplaire. Elle a pris une dimension telle que « les citoyens peinent à jouir d’être ensemble, au point qu’ils ont besoin de victimes pour en avoir l’occasion » (p.133)

L’éclatement des microstructures sociales et des solidarités ayant entraîné une sorte de phobie de la souffrance de l’autre, ce sont les fameuses cellules d’urgence médico-psychologiques qui ont pris le relais pour proposer une prise en charge ou un débriefing dans les heures qui suivent tout choc majeur. Si une telle intervention peut avoir des effets positifs sur le stress ressenti immédiatement, elle peut être inopérante dans le temps puisque les conséquences d’un événement sont impossibles à certifier d’emblée et même à court terme : elles peuvent survenir ou non, après coup ou après des mois, voire des années. S’il faut respecter les dispositifs psychiques de ceux qui veulent oublier et qui évitent soigneusement tout contact avec les psys, rares sont ceux qui adoptent de telles attitudes.

Car, la position victimaire élargit le champ narcissique du sujet : la dimension sacrée de cette situation permet de faire l’unanimité autour de soi, de ne pas être contredit et de s’inscrire dans une demande qu’on ne peut que satisfaire. C’est pourquoi les sociétés ont toujours convergé pour écarter la victime de la scène pénale en considérant qu’elle n’est pas la mieux placée pour porter l’accusation contre le mis en cause. De fait, le procès pénal n’est pas fait pour la victime, mais pour l’accusé : l’État symbolise la vengeance privée en mettant en scène un spectacle suffisamment convaincant pour que n’interviennent pas des représailles individuelles. C’est l’esprit qui préside aux USA où le procureur confisque au nom de la collectivité le pouvoir d’engager des poursuites.

En France, la victime dispose de la possibilité d’enclencher la procédure pénale, contraignant l’appareil d’État à mener la guerre personnelle qui l’oppose à un autre citoyen. Les nations de tradition anglo-saxonne, qui privilégient la sphère privée, incitent leurs citoyens qui ont subi un préjudice à réclamer indemnisation et réparation par le biais de la justice civile. Notre pays a choisi la scène pénale comme moyen de canaliser la haine et la violence de la victime. Ce qui est privilégié, c’est la réparation sacrificielle : démontrer la culpabilité et sanctionner. Dès lors, l’inexcusable reste confondu avec le volontaire et le délibéré. D’où l’importance de développer le cérémonial du procès civil et de lui permettre de jouer un rôle cathartique pour les victimes.


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