N° 727 | Le 28 octobre 2004 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)

Pourquoi le travail social ?

Saül Karsz


éd. Dunod, 2004 (161 p. ; 21 €) | Commander ce livre

Thème : Travail social

Si le travail social est tour à tour, quand ce n’est pas simultanément, suspecté d’en faire trop ou pas assez, voire de ne pas faire ce qu’il faudrait, c’est sans doute parce que l’identification de son rôle est souvent nébuleuse. Dans la mesure où il reste indéterminé, il y a autant de raisons pour le présenter d’une façon… que de le faire dans le sens contraire. Rien d’étonnant à cela, quand on sait à quel point il manque dans ce secteur d’une authentique théorisation des pratiques. Aussi est-il toujours intéressant quand un auteur propose de combler quelque peu ce vide. C’est l’objet du dernier ouvrage de Saül Karsz qui fait preuve d’une créativité et d’une habileté conceptuelles qui méritent vraiment qu’on s’y attarde.

Première démarche donc, celle d’une tentative de définition. Il s’agit d’établir un objet : « définir, aide à ne pas se tromper de cible, à identifier les problèmes qu’il s’agit de résoudre, à ne pas demander au travail social ce que de toute façon il ne peut faire » (p.13).

Loin de se contenter de quelques énoncés simplistes et simplificateurs, l’auteur commence par relativiser les problématiques que le travail social est censé gérer, en évoquant leur caractère éminemment historique (ainsi catégorise-t-on comme défaillant ce qui en d’autres temps apparaîtrait peut-être comme une modalité inédite du vivre ensemble) et particulier (certaines expériences sont vécues comme intimement douloureuses pour les uns et ne méritent même pas qu’on les évoque pour les autres). Si les difficultés existent donc bien objectivement, ce n’est pas de façon universelle. Quant à leur prise en compte, seules celles qui ont fait l’objet d’une labellisation par la politique d’action sociale sont effectivement traitées.

Car c’est bien à partir de l’ensemble des valeurs, modélisations, idéaux en vigueur que l’aide va intervenir : les travailleurs sociaux ne sont pas là pour faire en sorte que les gens aillent mieux en général, mais pour qu’ils aillent aussi bien que possible dans un éventail de comportements considérés comme légitimes. Leur travail consiste bien à labourer le terrain des décalages entre les comportements considérés comme normalisés et ceux qui ne le sont pas (ou plus). Agents chargés par la société de soutenir certains comportements scolaires, certains fonctionnements familiaux, certaines dynamiques de socialisation, ils s’opposent à ce qui est alors perçu comme les constructions inversées de ces modalités (qu’on appellera défaillances, inadaptations, désaffiliation, exclusion…). Ils ne sont donc pas les libérateurs spontanés du bon peuple. Mais ce ne sont pas non plus les contempteurs des appareils idéologiques de l’État (sauf à le vouloir), car ils possèdent une marge de manœuvre qu’il leur revient d’avoir ou non à utiliser.

Second axe de l’ouvrage de Saül Karsz, les trois figures qui sont à la base de l’encodage théorico-pratique de la réalité sociale. La première d’entre elles correspond à cette charité qui cherche avant tout à combler le fossé entre ce que les hommes sont et ce qu’ils devraient être selon un idéal immanent relevant de la conviction qu’il existe une cause première et un sens ultime au monde et aux hommes. Seconde figure, celle de la prise en charge qui se réfère au socle éthique de la dignité et de la reconnaissance minimales dont doit jouir tout être humain : droit à un logement, droit à un revenu, droit à une scolarisation…

Là où la charité prétend faire le bien en ne concevant pas que son bénéficiaire puisse le refuser, la prise en charge guide l’autre vers le bon port où il est censé aboutir, de préférence de son plein gré. L’une s’adresse à des créatures dans le manque dont on attend qu’elles expriment leur détresse et leurs malheurs, l’autre présume des destinataires porteurs de demande dont on attend qu’ils la formulent. L’une met en œuvre des bénévoles et des acteurs empreints de vocation, l’autre des salariés utilisant une méthodologie et une technique relationnelle. La troisième figure est celle de la prise en compte : elle considère l’autre à une place de sujet désirant et entend quelque chose de ce qu’il est de fait déjà porteur. On n’est plus dans le « faire pour » mais dans le « faire avec ». On renonce aux paradigmes qui prétendent déterminer la clé universelle donnant accès à la cause première des difficultés, pour être à l’écoute de l’individu considéré comme l’acteur principal de sa propre évolution.

On trouve des illustrations de cette approche dans l’auto-organisation des populations prônée par la théologie de la libération, dans le travail social communautaire, dans les réseaux réciproques d’échange de savoir ou encore les collectifs de chômeurs ou de sans-papiers. Mais, prévient Saül Karsz, « la prise en compte ne vient pas énoncer la vérité ultime de l’intervention sociale, la voie royale que toutes affaires cessantes, il conviendrait désormais d’emprunter » (p.110). Il serait artificiel d’opposer ces figures les unes aux autres, car il n’existe pas de pratiques purement caritative, de prise en charge ou de prise en compte. Chacune d’entre elles s’interpénètre en permanence.

Dernier axe de l’ouvrage, celui consacré à la clinique du travail social qu’il faut distinguer de celle mise en œuvre par la psychologie. Il s’agit, pour l’auteur, de catégoriser et d’expliquer la réalité en identifiant ses mécanismes, en émettant des hypothèses, sans toutefois jamais réussir à l’épuiser. Ce n’est pas là un acte mais un processus rythmé tant par des avancées significatives que par des erreurs théoriques et pratiques d’envergure. Faillir n’est donc pas un accident fortuit, mais un risque constitutif du métier. Car le corpus théorique ne peut être appliqué comme une garantie d’objectivité mais doit être investi et incarné afin que sa pertinence soit vérifiée au contact des situations réelles. « Le savoir-faire des professionnels consiste à repérer l’universel de la problématique dans le singulier de l’expérience » (p.136). On peut donc dire que la confrontation à la complexité est au cœur de ces professions.