N° 870 | Le 31 janvier 2008 | Philippe Gaberan | Critiques de livres (accès libre)

Fernand Deligny, Œuvres

Sandra Alvarez de Toledo


éd. L’Arachnéen, 2007 (1848 p. ; 58 €) | Commander ce livre

Thème : Education

Posé sur le bois d’une table ou sur le plateau d’un bureau, le livre, rectangle épais de 1848 pages paraît tel un pavé aux arêtes bien tranchées. L’ouvrage ainsi tiré du néant ne fait ni dictionnaire ni bible ; il fait pierre, et pierre angulaire dans une histoire moderne de l’éducation spécialisée qui, encore ignorante d’elle-même, a grandement besoin de « bréviaire » tel que celui-là. Le mot est de l’auteure, Sandra Alvarez de Toledo qui, avec cette compilation, ne prétend pas à l’œuvre complète… Manque Essi et copeaux, par exemple ! Le projet est donc inachevé, comme L’enfant de citadelle, le manuscrit sans fin de Deligny qui savait que le parfait n’est pas de ce monde.

Mais l’imparfait si ! Il prend figure ici d’un bouquin incontournable, incommensurable, imbuvable d’un seul trait, insupportable de par son poids et intraitable de par sa rigueur. Un livre libre. Un livre à vivre. Sur la tranche orange, est écrit en gros et en caractères gras Fernand Deligny avec, coincé entre le nom et le prénom, entre patronyme et éponyme, le mot œuvres inscrit discrètement et en plus petit. Une intention qu’aurait appréciée Deligny aussi peu sûr de faire œuvre que certain de mener une aventure. Sur la couverture, son bras levé dessine une ligne d’erre, la cigarette allumée et le verre de lunette doublé par son ombre. La quatrième de couverture représente les Graniers aux premiers jours de… fin juin 1968. Le tout est une réussite.

« Ça m’a fait penser que dans le fait de mener une tentative, il n’y avait pas une crainte, mais une nostalgie qui affleure. Disons, pour ma part, que ce serait la nostalgie de ne pas être autiste. Et, du même coup, il s’agirait de récurer ce qu’il en est de ce privilège. » (p.1091). Nulle provocation dans ce propos de Fernand Deligny mais bel et bien la transcription de ce lien fusionnel à une vie, la sienne, qui le hante et qui l’habite et dont il ne sait quoi faire et dont il ne sait comment se défaire. D’abord parce qu’elle est marquée par la guerre, la première dite mondiale, qui engloutit son père comme neuf autres millions de personnes, soldats ou civils, expulsés du monde par la petite porte. La porte et la guerre sont donc les deux points de commencement de son récit autobiographique, intitulé Le croire et le craindre (pp.1084 et suiv.).

Comme la plupart des enfants autistes, Janmari a peur de franchir les portes tout comme il craint les passages. Jeu d’existence entre le dedans et le dehors où l’espace d’un interstice entre ombre et lumière le sujet pourrait être englouti d’un coup de tonnerre ou de baguette magique. Paraître. Disparaître. Naître. Mourir. Mais, puisqu’il était là lui, Fernand, il fallait bien qu’il fasse quelque chose avant qu’il s’en aille et que reste Deligny. À quoi ça sert d’être en vie ? Il ne voulait pas être éducateur parce qu’il ne voyait pas pourquoi il faudrait faire un métier de ce qui devrait être une composition. En revanche, il aurait pu être « dénoueur de camisoles » (p.1115, Le croire et le craindre), « dériveur de mots » ou « évideur d’institution » (p.692 Nous et l’innocent), « éparseur d’ennuis » (p.720), « éjecteur d’incasables » (p.383, La grande Cordée).

Tous ces métiers n’existent pas, bien sûr, et tous ces mots sont inventés, c’est sûr ; mais ils imagent bien mieux que n’importe quelles syllabes savantes ce qui faisait le sens des tentatives de Deligny. Car au commencement est l’image, ne cesse-t-il de dire. Sans doute parce qu’au commencement de sa vie d’étudiant puis d’instituteur spécialisé il est un « fou de cinéma ». Pas à la manière du plus grand nombre puisque, dit-il « les gens de ce temps-là allaient au cinéma comme les Grecs d’antan allaient au théâtre. Il y allait d’une tradition rituellement hebdomadaire, l’intérêt de ce qui (se) passait sur l’écran étant tout à fait secondaire… » (p.48, extrait de Camérer dans Caméra Style n°4). Ce qui retient son attention, c’est « l’image au sens poétique, déliée de toute histoire… » (p.49). Cette façon d’épouser le cinéma, pour l’image et rien que pour l’image, se retrouvera plus tard dans la façon dont finalement Ce gamin-là puis Le moindre geste vont prendre forme. Au risque de paraître invisibles aujourd’hui tant le spectateur n’est pas habitué à ce qu’un auteur lui en dise autant et si peu à la fois. C’est là le luxe du silence. Un silence de 1848 pages. Un silence de vie.