N° 744 | Le 10 mars 2005 | Jacques Trémintin | Critiques de livres (accès libre)

En finir avec le placement

Gilles Chenet


éd. Jeunesse et droit, 2004 (134 p. ; 17 €)

Thèmes : Placement familial, Protection de l’enfance

Voilà un ouvrage passionnant qui fourmille d’une réflexion qui démontre la vivacité et la créativité du milieu éducatif… du moins quand celui-ci s’autorise à penser, plutôt que de confier cette tâche à des experts dûment attitrés, chargés de nous expliquer comment nous devons raisonner. Même si le cheminement de Gilles Chenet prête à polémique, comme on le verra par la suite, ce responsable de MECS pose de vraies questions.

Il y a d’abord ce titre, provocateur s’il en est, tout comme les dernières lignes de l’ouvrage qui expriment le désir d’« écouter encore longtemps le vent souffler dans la cour déserte de la maison d’enfants » (p.128). S’agirait-il donc ici d’une mise en accusation de l’internat ? Non, pourtant : « Gardons-nous de toute idéologie anti-placement qui amènerait à se priver de moyens de protection » (p.24) affirme Gilles Chenet par ailleurs. Son audace ne viserait, en fait, que l’encroûtement de certaines structures : « Un grand nombre d’internats porte les stigmates de leur désuétude. Le temps et les habitudes enkystées ont stratifié autour d’eux toute une organisation qui s’est rigidifiée jusqu’à devenir incapable de se transformer » (p.114). La charge est forte, la généralisation sans doute abusive. Beaucoup d’équipes évoluent à bas bruit et ne sont pas forcément si ringardes que cela.

Mais à défaut de s’en tenir à la lettre, on retiendra l’esprit : c’est vrai que pour l’essentiel, la protection de l’enfance se limite à deux outils : l’aide éducative au sein des familles et le placement. Gilles Chenet a mis en œuvre avec son équipe un dispositif séquentiel qui permet de prendre en charge des enfants, tout en les maintenant au domicile de leurs parents, les périodes de séjour en famille et celles en internat étant modulées au cas par cas.

Il s’agit là d’un outil d’une grande souplesse qui ne vient se substituer ni à l’AEMO, ni au placement, mais qui se rajoute et enrichit la panoplie utilisable par les professionnels. C’est, en quelque sorte, une troisième voie qui commence à essaimer, après avoir été initiée il y a vingt ans dans le Gard (SAPMN), et trente ans en Normandie (SEMO de Caen). « Opposer placement et famille participe d’une conception binaire impropre à répondre de manière satisfaisante aux besoins complexes » (p.120), affirme avec pertinence l’auteur.

Mais alors que dire du jugement dichotomique qui l’amène à opposer les « bonnes » structures aux « mauvaises » ? « Le prix de journée d’un lieu de vie ou d’un CER représente trois fois celui d’une MECS. On préfère donc financer le répressif (sic !) que l’éducatif » (p.124) Les lieux de vie apprécieront…

De telles outrances se retrouvent à propos de la place des familles. Le placement, explique l’auteur, reste lié à la représentation de parents perçus comme étant dans une incapacité rédhibitoire, dans une déviance, dans une anormalité. Il fonctionne dans une logique substitutive. Or, nier le lien familial véhicule autant sinon davantage de souffrances que le maintien à domicile.

Le pari fondamental d’une maison d’enfants innovante, continue-t-il, devrait être de veiller à ne pas remplacer les parents, mais à réhabiliter leur place. Certes, cela est important et n’est plus guère contesté dans le milieu éducatif, même s’il est toujours plus difficile de le concrétiser au quotidien. Mais, faut-il aller jusqu’à placer les parents en position d’être les seuls aptes à élever leur enfant ? « L’acte éducatif ne prend de valeur que lorsqu’il se réfère à ceux qui le légitiment : les parents » (p.63), continue ainsi l’auteur, qui insiste en expliquant qu’il faut affirmer que le soutien à la parentalité est possible. Et d’appeler l’éducateur à « occuper une fonction tierce, être un passeur, celui qui permet et favorise et non celui qui éduque, car ce faisant, il annule la place de l’autre » (p.77).

Les professionnels auraient donc surtout à révéler aux familles leurs compétences et leur laisser leur place. En dehors des parents, il n’y aurait donc point de salut ?

Un professionnel avisé comme Gilles Chenet ne peut affirmer cela. Et d’une phrase, il contredit toute sa démonstration : « Dans certains cas, le placement traditionnel reste la solution la moins mauvaise, qui permet de protéger l’enfant, tout en laissant aux parents la place qu’ils peuvent occuper, non celle qu’on attend d’eux » (p.98). Exit la fonction tierce, parfois les parents ne peuvent effectivement pas vraiment être parents, et il est heureux que, dans ces cas-là, des professionnels souvent, la famille élargie parfois, jouent un rôle de suppléance qui parfois va jusqu’à la substitution (quand la dangerosité du parent ou sa profonde déficience ne lui permettent de rencontrer l’enfant qu’une heure par mois ou quand son comportement abandonnique lui fait progressivement rompre les liens).

L’avenir de la protection de l’enfance ne se trouve ni dans un retour à la diabolisation des parents si fréquente d’hier, ni dans un mythique soutien absolu à la parentalité pour que celle-ci émerge ou une prétendue coparentalité absolue. Il est sans doute dans la souplesse d’un dispositif qui collera au plus près de la réalité des familles : depuis une aide ponctuelle leur permettant de reprendre progressivement confiance en elles jusqu’à une substitution massive en cas de difficultés vraiment insurmontable, avec entre ces deux extrêmes toute une palette de nuances.

Et c’est à partir de l’évaluation toujours délicate des compétences potentielles des familles que les professionnels auront à choisir quelle fonction privilégier (à partir de la liste que propose avec justesse l’auteur : « Eduquer, socialiser, médiatiser la famille, soutenir la fonction parentale, expertiser ») et quel degré de collaboration adopter avec les parents.

Gilles Chenet prend des positions qui sont parfois discutables. Mais son propos esquisse, à n’en pas douter, les pratiques de demain. La pertinence et la force de son argumentation, même si elle mérite discussion, justifient la lecture de son ouvrage.